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Full text of "Celles qui les attendent"

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M: 



SAlflTEL L. BIGELOW 

F>omiaoii or CmmaamimT 
1»01 . 1SS7 



Celles 
qui les attendent 



ri 



cHiz d'autiu iomou 
ConM» dan» It Huit. 
DraBBi BaroqoM «t lUUiieollqiMi. 
Lm TletlBM f rimtMBt. 
L'Homm* SauTaK» «1 Jollna P1ii(odIii. 
BlMoliM TraiMmbUbUi. 
L« L«nt«ra« Boa(«. 



^ 



qui les attendent 




PARIS 

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 

a6, moK RÀCiHK, a6 



pour tooi Im payi. 
CopyrlBlil 1917. 



^ 



\ 



de la journée. Il fallait trouver de l'argent. Elle 
pouvait tout supporter avec courage, mais elle 
ne pouvait pas supporter l'idée de ne rien lui 
envoyer. 
Depuis le commencement de la guerre, c'était, 



Cécile, en montant, se décida à parler tout dt- 
suite, pour ne pas laisser se dissiper sa bra- 
voure. Mais, dès son entrée dans l'appartement 
somptueux, sa timidité la ressaisit. Elle suivit 
la femme de chambre jusqu'à la petite pièce où 
elle devait travailler, et le peu de résolution 
qui lui restait tomba dès que parut M'"* de 
Bellève. C'était une jeune femme brune, impo- 
sante et vive. Elle était très belle, très élégante 
et très coquette, et régnait avec despotisme sur 
tous ceux qui l'entouraient, y compris M. de 
Bellève, homme de cinquante ans, solennel et 
doux, que de vastes affaires absorbaient. 

— Ah I vous voilà, Cécile ! s'écria-t-elle. Mon 
Dieu, comme vous m'avez manqué I Je n'ai 
plus de linge ! Il faut vraimentque je tienne ù 
vous pour ne pas vous avoir remplacée. Enfin, 
vous allez vous dépêcher... Allons, Juliette, 
installez-la I 

La femme de chambre s'empressait. Cécile, 
assise au coin d'une fenêtre et parmi des Ilots 
de lingerie, écoutait, sans oser ouvrir la bouche, 
tes ordres multiples et les indications volubilcs 
de M"" de Bellève. Elle se mit à sa lâche avec 



— Justement, dit Cécité, dans son désarroi. 

— Comment cela ? 

— Mais c'est pour mon mari ! crïa l'ouvrière. 
El, bouleversée, elle dit sa vie depuis qu'il était 
parti, ses angoisses de toutes sortes, et surtout 
sa douleur de ne pas pouvoir lui faire les envois 
qu'elle aurait voulu, de ne rien pouvoir lui en- 
voyer du tout pour cette fin d'année, mainte- 
nant qu'elle venait d'être malade. A mesure 
qu'elle parlait, la figure de M""> de Belléve 
s'était éclairée. 

— Je pensais bien que vous étiez sériensc, 
dit'cUe avec satisfaction, et vous êtes très mé- 
rîlante... Mais — elle prit un temps — je ne 
vous ferai pas d'avance. C'est une mauvaise 
chose. C'est contraire à mes habitudes et pour 
vous ce serait tropdur ensuite de travailler sans 



être sûre qu'il ne manquera de rien... 

— Je ne veux pas I cria soudain Cécile. 
Elle regardait l'appartement luxueux. Elle 

regardait M""' de Bellève, si belle, si riche, si 
élégante, elle se regarda elle-même dans une 
glace en face d'elle et se compara, désespérée. 
Pour la première fois, peut-être, elle envia tout 
ce qu'avait cette femme, et qu'elle n'avait pas ; 
elle l'envia seulement à cause de lui, qui était 
là-bas, et elle fut déchirée parla sensation, 
confuse et déraisonnable, mais affreuse, qu'on 
le lui prenait plus encore. 

Mais M"' de Bellève ne comprit pas le sens 
de son cri. Elle était occupée à défaire un gros 
paquet et ne la regardait pas. 

— N'ayez pas de discrétion mal placée, ré- 
pondit-elle. Cela sera un grand plaisir pour 
moi... Pour nos soldats qui font|tant pour nous, 
mais nous ne ferons jamais assez ! Tenez, jus- 
tement, j'ai des paquets ici. Ils seront pour 



paquets. Kst-ce que j'avais le droit de dire non ? 
Mais je ne pensais pas qu'elle t'écrivait comme 
ça... 

— Comme quoi? dit-il brusquement. 

— Comme ses lettres. Je les ai vues ce matin 
dans Ion sac... 



— Veuillez vous asseoir, Monsieur, dit- 
elle sans s'interrompre. Madame est préve- 
nue; elle va vous voir à l'instant. Elle est 
très occupée, mais elle reçoit toujours ses 
filleuls. 

Pierre, ahuri, attendit. Presque aussitôt 
M"=' de Bellève entra. Elle était prête à sortir 
et sous son chapeau de velours, dans son grand 
manteau somptueux, elle apparut à Pierre 
comme l'image même de la beauté, du luxe et 
de la séduction. Elle jeta sur lui un regard de 
bienveillance banale. 

— Vous êtes un de mes filleuls, m'a-t-on dit? 
Comme c'est aimable à vous de me faire visite ! 
Votre nom?... Pierre Berlin... Ahl parfaite- 
ment, vous êtesle mari de Cécile, ma lingère... 
une jeune femme si méritante... Eh bien, je 
suis enchantée de vous voir!... Vos paquets 
vous font-ils plaisir?... 

— Oui, Madame, mais maintenant ce n'est 
plus la peine, ma femme va mieux et... 

— Pas du tout. L'envoi de vos paquets sera 
continué. Rien ne m'est plus agréable que de 
procurer un peu de joie à des braves qui font 
tant pour nous... 

— Madame, je veux surtout vous remercier 



) 



pouvoir parler, 

— Je vous demande pardon, commença-t- 
cllc.maisje suis si bouleversée... je ne sais plus 
oii j'en suis... Pensez, n'avoir qu'un enfant et 
le perdre... Aldrs voilà : nous sommes de Paris. 



et celte fois-là, avec une rechute que j'ai faite, 
j'en ai eu pour des mois. 
Ktle s'interrompit : 

— C'est pas votre voiture qu'on entend suil 

FDUtC? 

Mais le roulement s' éloignant, elle reprit : 

— Et mon mari est prisonnier, Madame ! 1! 
est prisonnier et il ne sait rien. Je n'ai pas osé 
lui écrire la vérité. Son enfant, iUaimaittrop-., 
Alors, dès que j'ai été assez solide, je me sui- 
mise à chercher, à chercher, à chercher. Je iil 
savais rien, absolument rien. J'ai demandé par- 
tout, à tout le monde. EnfmJ'aî trouvé une r^jfu- 
giée quiétaitdu même endroit que la tante di. 
mon mari et qui m'a afArmé qu'elle l'avait vik 
partir sur la route.en poussant lepelit dans uni 
voiture... Et puis, c'est tout... plus rien... 3'ii. 
continué à chercher, à Paris, en province, dt. 
tous les côtés, sans m'arréter... Deux fois, j'ai eu 
de l'espoir, mais ce n'était pas ça... Pourtant 
il faut que je trouve I Pensez, mon mari... K! 
juis je veux mon enfant... je veux savoir... 



mis doucement la main sur le bras. — Voici : 
nous avions notre maison de campagne là-bas. 
Quand l'avance de l'ennemi a été menaçante, 
nous sommes partis envoitare. Sur la route, au 
milieu des pauvres gens qui fuyaient, nous 
avons recueilli une peiile Glle qui portail un 
enfant. Elle s'était égarée ; elle était si affolée de 
peur et de fatigue, qu'elle n'a rien pu nous dire 
sinon que l'enfant n'était pas son frère, comme 
nous le supposions. Nous ayons cm comprendre 
qu'elle l'avait trouvé. Tout à coap, à une halte, 
la petite a vu au loin sa mère au milieu d'un 
groupe de fugitifs. Elle est descendue et elle est 
partie en courant pour la rejoindre, en nous 
laissant l'enfant que nous ayons gardé. Il sem- 
blait avoir dix-huit mois, il balbutiait à peine 
quelques mots. On a cru comprendre qu'il 
s'appelait Jojo, pour Joseph sans doute, et nous 
lui avons laissé ce nom-là. 

— Le mien s'appelle André, dit la jeune 
femme. 11 ne parlait pas, autant dire... Mais il 
a peut-être dit Jojo pour notre nom : Joson ; 
mon maris'amusaitàessayerde lui apprendre... 
Et ses habits, Madame ? 



> 



Elle le lâcha ; elle le regardait sans un mot ; 
du temps passa. 

— Eh bien? lui demanda, en lui touchant le 
bras, M'"' Hélouin qui avait mis son mari au 
courant. Eh bien?... 

La jeune femme, plas pâle encore, fixait des 



ans... Je ne sais pas si c'est lui... Je crois que 
ce sont ses yeux, mais je n'en suis pas sûre. Je 
ne peux pas vous le prendre, si ce n'est pas le 
mien. Je ne peux pas le prendre à celle qui l'a 
perdu... Je ne peux pas renoncera chercher 
le mien... Et pourtant, si c'est lui... si c'est 
lui... 

Elle revint à l'enfant, le regarda encore, de 
toutes ses forces, désespérément. Il y eut un 
silence. Elle éclata en sanglots convulsifs et 
l'épéta : 

— Je ne sais pas... Je ne sais pas... 



tioD, elles échangèrent, à travers la rue, par les 
fenêtres ouvertes, un regard de désolation, 
avec une solidarité dans la douleur, qui tes unil 
et les apaisa- 

Désormais elles se saluèrent d'un signe du 
tête, le matin, en vaquant aux soins du ménage. 
Lorsque, le soir, elles distinguaient le reflet <]c 
leurs lampes, elles se trouvaient moins isolées, 
et quand l'une éteignait sa lumière, l'autre 
n'avait pas longtemps le courage de continuer 
à travailler. 

Elles se parlèrent enfin. Un Isoir, devant sa 
fenêtre ouverte, Louise achevait de tire passion- 
nément une lettre lorsqu'elle eut conscience 
qu'on la regardait. Elle releva la tête et vit en 



sure que se succédaient les jours qui leur ap- 
portaient les mêmes tourments, les mêmes es- 
poirs. 



Un malin, Louise remonta chez elle, trem- 
blante de joie. Elle avait une lettre; son mari 
allait venir en permission à la fîn du mois. Elle 
était trop heureuse, il fallait qu'elle dise la nou- 
velle; elle se précipita à la fenêtre. 

En face, la fenêtre était entre-bâillée sur l'in- 
térieur sombre. Louise distingua mat ; la pièce 
lui parut en désordre. Soudain elle entendit un 
bruit léger, que les bruits de la rue couvraient 
par moments, — un bruit convulslf, désespéré, 
déchirant ; c'étaient des sanglots, et elle vit alors, 
dans l'ombre de la chambre, la jeune femme 
effondrée sur un siège, le visage caché dans ses 
braa appuyés sar la table, et les épaules se- 
couées de spasmes. Une vieille personne, de- 
bout auprès d'elle, sufloquait de larmes. 



LE MEDAILLON 



Dans la ruelle étroite le soleil n'entrait pas, 
et la boutique, tapie derrière une grande mai- 
son dont la façade donnait sur une autre rue, 
était sombre et muette comme une cave. Crépie 
de boue, masquée de poussière, la devanture 
était opaque, et au-dessns de la porte on pou- 
vait lire, en lettres effacées : Barbinet — Vente 
et achat. 

Denise, sans se laisser le temps d'bésiter, 
poussa la porte. Dans l'ombre qui sentait le 
moisi, parmi le fouillis d'objets béléroclites em- 
plissaut d'un mur à l'autre et du sol au plafond 
la boutique, elle chercha des yeux Barbinet. 



— Ah ! oui... ah ! oui... M"" Denise Portai, 
ncsl-ce pas? 

Avec une lenteur mélhodique, il alla ouvrir 
une grille, dissimulée sous de vieux rideaux, 
{jui isolait le fond de sa boutique, et rapporta 
une petite boite et un registre qu'il consulta. 

— Ça fait quatre-vingt-sept francs, avec les 
mois pas payés. 

— Quatre-vingt-sept francs? Tant que ça!... 
Elle avait eu un mouvement de stupeur, mais 

aussitôt se reprit. 

— Enfin, vous savez mieux le compte que 
moi... Mais, voilà... pour le moment je n'ai pas 
l'argent... Alors je suis venue vous demander de 
bien vouloir me rendre tout de même le mé- 
daillon pour une semaine. Je vous le rapporterai 
CLisaite. 

— Ça ne se peut pas, dit le vieux de sa voix 
morne. Je regrette bien, mais ça ne se peut pas. 

11 battait en retraite, avec la boîte cl le re- 
iiislre, vers la grille. Denise, affolée, l'arrêta par 
le bras. 



jamais je ne m'en serais séparée. Mais quand 
Louis a été blessé, il m'a fallu de l'argent pour 
aller le voir... Je n'avais rien. J'avais été malade 
et je n'avais pas pu travailler... C'estalors que 
j'ai pensé au médaillon... Mais, vous compre- 
nez, mon mari ne sait pas que j'ai été malade. Il 
n'aurait plus manqué que ça que je le lui dise. 
Il se tourmente bien assez pour moi, parce que 
nous n'avons pas de famille du tout. Nous nous 
sommes mariés quatre mois avant la guerre, 
et j'avais seulement dix-buit ans, mais ma tante, 
avec qui je vivais, venait de mourir et Louis a 
dit qu'on ne pouvait pas attendre parce que 
j'étais trop jeune pour vivre toute seule... Pen- 
sez comme il se fait du souci depuis qu'il est 
parti... Alors, s'il ne' me voit pas le médaillon, 
il se doutera de quelque cbose, il me question- 
nera, et jamais je ne pourrai lui mentir assi'z 
l)ieii. Vous voulez bien me le rendre, n'est ce 
pas? Ce n'est que pour une semaine... 



avec calme et bien clairement. La situation était, 
à ses yeux, d'un tragique si poignant, et il était 
si facile, pensait-elle, delà résoudre sans dom- 
:uage pour personne, qu'elle n'imaginait plus 
maintenant qu'on pût lui refuser satisfaction. 

M. Barbinet l'avait écoutée avec beaucoup 
d'attention. 

— Ça ne se peot pas, répéta-t-il enGn. Ça ne 
se fait pas dans le commerce. Réfléchissez vous- 
même. Ça serait trop commode, voyons ! On a 
besoin d'argent pour une raison ou pour une 
autre. On sait qu'il y a dans le quartier quel- 
ciu'un qui est serviable. On va le trouver, on 
promet tout... et puis quand ça vous chanlc 
on revient : ■ Je n'ai pas d'argent, rendez tout 
de même le médaillon... «Non, j'ai dit mon 
dernier mot : Donnez quatre-vingt-sept francs 
et je rends le médaillon. 

— Mais je ne les ai pas I Le peu d'argent que 
j'ai pu trouver j'en ai besoin pour recevoir Louis. 
Pensez qu'il va revenir pour si peu de temps, 
et qu'il en est si heureux, pt que ce sera gàcln^, 
ot qu'il repartira avec un tourment qui ne lo 
quittera plus ! Quand je suis allée le voir, il m'a 



44 CELLES QUI LES ATTENDENT 

demandé pourquoi je ne l'avais pas, le mé- 
daillon... Non, non, c'est impossible! donnez- 
le-moi I 

— Trouvez l'argent. Quatre-vingt-sept francs, 
ce n'est pas la mer à boire... On s'arrange, 
ajouta-t-il entre ses dents. 

II ne dit pas comment Denise aurait pu s'ar- 
ranger, et elle ne le demanda pas. Elle sanglo- 
tait, elle balbutiait des supplicalions, et recom- 
mença, d'une voix entrecoupée, son humble 
histoire. M. Barbinet réfléchissait. Sans doute, 
enfm, il Tut ému. Il eut une petite toux, alla vers 
un bureau, et revint avec un papier où il avait 
écrit quelques lignes. 

— Ne pleurez pas, ça fait mal aux yeux, dit- 
il avec bienveillance. Je veux bien avoir con- 
fiance en vous. Vous voyez que je suis un brave 
homme et qu'on a tort de dire du mal de moi 
dans le quartier. Vous allez signer ça : Ça dit 
que je vous confie, pour le faire voir, un mé- 
daillon qui m'appartient et que vous devez me 
le rendre dans huit jours. Alors, si vous ne me 
le rendez pas, ça sera un vol prouvé. Et les 
gens qui volent on les lait arrêter... Et puis les 
intérêts doubleront. Ça vous va ? 

Elle dit ; « Oui ». Cela lui était égal. Elle vou- 



' liiclieuse, l'emportant. 

Elle l'avait à son cou quand son mari arriva 
le lendemain. II le remarqua avec satisfaction, 
et la jeune femme n'eut pas de peine à lui faire 
croire qu'elle ne manquait de rien. 

Le dernier jour, comme sans pouvoir retenir 
SCS larmes, elle l'aidait à préparer son paquet, 
il lui dit tout ^ coup : 

— J'ai quelque chose à te demander, ma 
petite Denise : Donne-moi le médaillon. Je veux 
l'emporter avec moi. Ce sera un peu de loi 
que j'aurai là-bas. Je n'y laisserai pas mon por- 
trait, lu comprends, ajouta-t il en riant, je vais 
l'y mettre, loi... 

Elle n'hésita pas. Elle lui lendit ie médaillon. 
Il y glissa le portrait de la jeune femme et, en 
essayant de sourire, reprit ; 

— Tu ne me trouvespas ridicule, hein?.. . Mais 
lu sais, là-bas, on n'a pas de faussehonleàaimer 
ceux qu'on aime. Et ça me fait plaisir d'avoir 
avec moi ce que tu asporlé si longlemps... 

11 partit le lendemain. Denise se trouva seule 
sur le quai du chemin de fer. Alors, seulement 
elle pensa avec netteté à M. Barbinet. Elle 
chancela d'épouvante. 



TOUS m'avez remis, en nantissement d'une 
somme par moi prêtée, un médaillon en or ? 
— Oui. n y a hait jours -vous êtes venue me 
demander de vous rendre ce médaillon, sous 
prétexte que votre mari, qui venait en permis- 
sion, soupçonnerait que vous êtes gênée, et en 
serait tourmenté, s'il ne vous le voyait pas au 
con. Vous me deviez quatre-vingt-sept francs ; 
vous ne m'avez pas versé un sou ; néanmoins, 
contre un papier signé de vous, spéciriant que 
le médaillon était à moi, et que vous deviez me 
le restituer sous huit jours, j'ai bien voulu vous 
confier cet objet... Nous sommes d'accord? 
Bon. Alors, vous ne voulez pas dire que vous 
ne rapportez pas le médaillon? Ce serait un vol. 
Ça ne peut pas être ça. 

— C'était hier, sanglota la jeune femme, 
Louis m'a dit : « Je veux l'avoir avec moi là- 
bas, ça sera un peu de toi ; tu l'as porté si long- 
temps... b Comment est-ce que j'aurais pu lui 
dire non ?n est parti tout à l'heure. C'est aprcs 
seulement que j'ai bien compris. De la gare, je 
suis venue tout droit ici. J'ai trop peur. Je veux 
en finir... Si vous voulez attendre, ajouta-t-elle 



— On m'y reprendra, continua, quand il fui 
seul avec Denise, M. Barbinet, en proie à une 
vive irritation. On m'yreprendra... Depuis huit 
jours, je lésai tous et toutes après moi. « Et 
rendez-moi mes cuillères... — Et rendez-moi 
ma broche... — Etwus lui avez rendu le mé- 
daillon, rendez-moi ma montre...» Avant, on 
savait qu'il n'y avait rien à faire. Maintenant, 
c'est plus unevie... Âhl oui, on m'y repren- 
dra! 

Il trotta à travers son fouillis, se calma un 
peu, revint vers Denise : 

— Voyons, pour une fois que je fais une 
bêtise, vous n'aviez pourtant pas besoin d'aller 
le raconter à tout It monde... 



Quand elle reçut la lettre annonçant que 
maintenantc'était sûr, que son tour était arrivé, 
qu'il allait revenir pour presque une semaine, 
Marcelle eut d'abord une si violente émotion 
qu'elle en demeura étourdie et presque dé- 
faillante. 

« Georges va revenir... Geoi^es va reve- 
nir...*, balbutiait-elle à demi*voix, pour sebien 
convaincre elle-même de la réalité de son 
bonheur. 

Mais la préoccupation qui, depuis tant de 
mois, accompagnait ses alarmes et ajoutait à 
ses épreuves la saisit aussitôt, urgente et impé- 
rieuse à présent. Elle chercha à se bien rendre 
compte de la situation. Elle regarda ses deux 



JM 



vivre ï 
Elle eut l'air étonné. 

— Moi ? Mais très bien, sois en sûr ! Du reste, 
je te l'ai écrit. Je n'ai manqué de rien, ni les 
enfants non plus. 

— Les gosses, je m'en doute. Je sais que tu 
te serais privée de tout pour elles... Mais enfin, 
comment as-tu fait ? 

Sa voix s'assourdit, tremblante de toute 
l'angoisse qu'il évoquait : 

— Je t'assure, je me le demandais fout le 
temps, le jour et la nuit... Cela me tourmen- 
tait sans arrêter. Je te voyais sans le sou, te 
tuant de travail, n'arrivant pas... Pense donc, 
ma pauvre petite, quand j'étais là ou vivait tout 



r! 



— Sûrement, elle est mieux... Et les flam- 
beaux aussi... Et ta as un tapis... 

— Les enfants ont bonne mine, n'est-ce pas? 
demanda la jeune fecme. 

— Oui, oui, meilleure mine que toi... 
11 la regardait et soudain s'étonna : 

— Comme tu as une jolie robe... et elle est 
toute neuve!... Et... Ah! par exemple, si je 
croyais te revoir avec tes bagues 1 

C'étaient une alliance et deux bagues mo- 
destes qu'il lui avait données. Marcelle se mita 
rire et alla vers la cuisine sans lui répondre. 

Il resta hésitant, un peu déconcerté par l'im- 
pression inattendue. Cette inquiétude cruelle 
qui, pendant des mois l'avait obsédé lui était 
enlevée. Il en était très heureux, mais un ma- 
laise presque aussi pénible la remplaçait. Pour- 
tant il savait trop que Marcelle l'aimait pour 
admettre le moindre soupçon. 



dans tes lettres? 

— Mais je te l'ai dit... (Marcelle semblait un 
peu embarrassée.) Je ne pouvais pas le donner 
tous les détails, c'était trop long. Je t'ai dit que 
tu pouvais être tranquille, que nous étions à 
notre aise. Tu vois que c'est bien vrai. 

— Oui, oui, murmura Georges. 

Il luttait contre une sensation dont il avait 
honte, mais qu'il ne pouvait vaincre, une sensa- 
tion égoïste sans doute, mais qui le torturait 
et qui était faite de vanité blessée, d'amour 
jaloux et de la douleur confuse d'un isolement 
inopiné. 

— Eh bien ! reprit Marcelle gaiement. Féli- 
cite-moi I Tu vois que j'ai bien su m'en tirer à 
:r,oi toute seule ! 

— Oui, oui... 

11 baissa la tclc pour qu'elle ne vit pas ses 
yeux et, d'une voix étranglée, ajouta : 



En débarquant à la gare de l'Est, Claude 
Sivel, élégant et soigné malgré tout dans sa 
vareuse an peu déteinte, maïs bien coupée, 
avança, noyé dans le flot bleu horizon des 
autres permissionnaires au-devant desquels se 
précipitait le flot des femmes et des parents qui 
les attendaient. On pleurait et on riait autour 
de lui. Jadis, les expansions bruyantes 
l'agaçaient^ mais il avait appris bien des choses, 
et toute cette émotion de gens simples lui don- 
nait à lui-même ane petite émotion. 

Il sortit de la gare. C'était un après-midi de 
mai, doux, ensoleillé, trempé parfois d'une 
averse tiède. Claude eut un profond frémisse- 
ment de plaisir en retrouvant le printemps de 



de toile cirée, un chignon noir noué d'un ruban 
vert, et que c'était une femme. Au mémo 
moment, celle-ci se tourna sur son siège vers 
Claude. 11 vit un visaj^e jeune, aux joues 
animées, aux yeux assurés. Dans l'ample carrick 
elle paraissait solide. 

— Dites donc, militaire, demanda- t-elle tran- 
quillement, est-ce que vous en connaissez un 
qui s'appelle Bachelard? 

— Qui s'appelle comment ? dit Claude sur- 
pris. 

— Bachelard. C'est à cause de votre numéro 
de régiment que je vous demande ça. II est du 
même. 

Elle s'interrompit. Ainsi détournée, elle ne 
pouvait apporter une attention suffisante à son 
cheval, et une auto avait failli les prendre en 
écharpe. 

— Faites pas attention, c'est un laxi, dit-elle, 



Claude. 

— n allait bien ? 

— Mais oui. 

— Ça me fait bien plaisir ce que vous me dites 
l:i... Parce que, vous savez, Bachelard c'est 
mon mari... J'ai eu une lettre de lui il y a cinq 
jours, mais vous c'est plus nouveau. C'est une 
veine que vous soyez de sa compagnie. J'ai déjà 
mené comme ça trois ou quatre militaires de 
votre régiment, et il y en a eu juste uo qui m'a 
dit qu'il le connaissait de nom... 

— Attention, voilà une auto I ne put s'empiî- 
cher de s'exclamer Claude. 

— Craignez rien, j'ai un œil sur ma jument. 
Alors, il y asixmoisque je ne l'ai pas vu, Bache- 
lard... Depuis sa permission, quoi... Hein, ça a 
chauffé en ces derniers temps, là où vous êtes? 

— Oui, dit Claude. Mais à Paris aussi, il y a 
du danger, ajouta-t-il entre ses dents, car il 
commençait à croire qu'il n'arriverait pas chez 



f 



— Elle n'est pas là, dit- il brusquement. Elle 
est à une crèche où elle soigne des enfants tous 
les après-midi. 

— Alors, filons-y... 

Claude donna l'adresse et monta. Il ne pou- 
vait s'empêcher d'être irrité. 

— C'est ridicule, pensa-t-il tout haut, elle se 
fatigue trop, elle est délicate, elle va tomber 
malade... 

M°" Bachelard tourna la tête. 

— Ça y est. Vous voilà en colère... Vous êtes 
tous lesmêmes... Faut que vous vous mêliez de 
tout. Vous ne pensiez pourtant pas que nous 
allions toutes rester là comme des bonnes à 



r 



Claire était dans son petit saton aux rideaux 
à demi-clos et elle tenait devant ses yeux un 
livre qu'elle n'arrivait pas à lire, lorsque Gene- 
viève, sa cousine et sa meilleure amie, entra, 
vive et fringante comme toujours avec sa robe 
élégante et son petit chapeau enfoncé sur ses 
yeux noirs. 

— Bonjour, Claire, dit-elle en l'embrassant. 
Elle vit l'air abattu de sa cousine, ses pau- 
pières rougies et la pâleur de son joli visage. 

— Eh bien, Henri ne vient pas? denianda-t- 
elle. 

— Si, dit Claire à demi-voix, il arrive samedi. 

— Et tu n'es pas folle de joie ?. . . Et tu ne pré- 
pares pas tout?... 



— Ce D'est pas de ma faute, gémit Claire. 
C'est pius fort que moi... Je souffre (aut... 

— C'est cela, lu ne penses qu'à toi, qu'à la 
peine, et pas à lui, au besoin qu'il a d'un peu de 
plaisir, de joie et degaîté. Tu l'aimes pour toi- 
même. Je t'assure, il s'en rend bien compte. La 
dernière fois il me l'a dit... 

— Henri t'a dit cela 1 cria Claire. 

— Certainement, affirma Geneviève. 

— Mon Dieu, mon Dieu, et moi qui voudrais 
tant le rendre heureux quand il est là. Tu as 
raison, je suis égoïste ! Mais je ne le serai plus ! 
Je ne le serai plus ! 

Elle pleurait de plus belle. Quand elle fut 
seule, elle se repentit davantage encore et, avec 
ardeur, mit tout en œuvre pour que Henri, 
cette fois au moins, trouvât une maison en fête 
el une Claire courageuse, jD3euse, et parée. 

Le samedi pourtant, elle eut beaucoup de 
peine à ne pas sangloter quand elle embrassa 



qu'elle redoubla d'efforts. 

La veille du départ, elle aurait voulu, toute la 
journée, rester epfermée avec lui, mais elle se 
dit qu'il fallait être courageuse jusqu'au bout et 
que, si elle se laissait aller le moins du monde, 
elle était perdue. 

— Encore une toilette neuve, lui dit Henri 
en la voyant prête... Tu es redeveuue d'une co- 
({uetterie... Enfin, sortons, puisque tu y tiens... 
Ce n'est pas comme à ma dernière permission 
où tu voulais rester avec moi sans voir per- 
sonne... On s'habitue à tout, — acheva-t-il plus 
bas avec un petit rire presque amer, — deux 
ans, c'est bien long... 

Claire n'entendit pas. Le soir, lorsqu'ils ren- 
trèrent, la jeune femme s'efforçait toujourad'être 
joyeuse, de rire et de bavarder. Son mari pa- 
raissait fatigué et il était sombre. 

Un bruit léger l'éveilla vers le milieu de la nuit. 
Claire dormait et sanglotait en dormant comme 
u II enfant qu'un lourd chagrin poursuit en rêve. 
La lumière allumée la réveilla. Haletante encore, 
les yeux dilatés, les joues mouillées de larmes, 
elle regardait Henri sans paraître comprendre. 



— Cela te fera tant de peine que cela ? mui- 
mure-t-il d'un air de doute. 

Elle se rejeta en arrière. 

— Qu'est-ce que tu dis ? 

— Je croyais... oh î rien de mal, bien en- 
tendu... Mais, à te voir si insouciante, si gaie, 

' si mondaine, si coquette, si diiïércnte de ce 
que tu étais les autres fois où je suis venu, ju 
croyais que tu avais pris ton parti de mon 
ubsencc, que tu t'étais accoutumée à vivre sans 
moi... Dame, après deux ans... 

— C'est Geneviève ! cria-t-elle désespérée. 
C'est de sa faute ! C'est elle qui m'a dit que Je 
te rendais malheureux, que je te tourmentais, 
que j^ n'étais ni dévouée ni courageuse !... VA 
j'ai essayé... il me semblait que je ne réussissais 
pas... Mais comment as-tu pu croire ?... 

Elle suffoquait de sanglots. Henri la regar- 
dait, il eut comme un sourire rassuré. 

— Du courafie... pour cacher son chagrin, â 
quoi bon ? dit-il enfin, ("elui pourquion souirie 
aime bien mieux le savoir... J'aime mieux que 



de rire.) Quel égoïsnie, hein ?... 

Mais, dans les yeux en larmes de la figure 
désolée qui se tendait vers lui, il vit qu'elle le 
lui pardonnait. 



f 



LE PORTRAIT 



Dans le petit grenier qu'il appelait son ate- 
lier, Prosper Balboîs, sous le jour blanc qui 
tombait par la large tabatière, peignait avec un 
enthousiasme que n'avaient pu entamer trente 
années d'insuccès. 

C'était un vieux bohème de cinquante ans 
passés. Il avait gardé la cravate flottante, la 
vareuse et le pantalon à la hussarde, usés jus- 
qu'à la corde, mais fièrement arborés, et de 
même il avait gardé ses chimères et ses convie- 
lions. Absorbé en elles, il ne voyait pas plus 
son indigence, les murs lézardés, encombrés 
(l'ébaucbesinaphevées, toujours recommencées, 
le grabat, les trois chaises dépaillées, la table 
boiteuse, qu'Une se rendait compte que main- 



} 



vcrtui-e sur le dos. Quand il avait du tabac il 
fumait une pipe avec plaisir. Kn tout temps, 
par la tabali6rc de sa mansarde, il pouvait, en 
passant sa tOlc, voir la moitié de Paris, ce qiii 
favorisait ses rfivcs. 

Soudain Prosper Balbois tressaillit : on frap- 
pait à la porte, lîtonné, car jamais personne ne 
venait le voir, il alla ouvrir, sa palette à la 
main. 

Une vieille femme entra, courbée et ratati- 
née, nu-lûle, pauvrement mise, avec un chûle 
déteint sur ses épaules maigres. 

— Faites excuses si je vous dérange. Je suis 
la mère Thouvcnin... Vous me remettez?... 
Mais si, voyons, votre voisine du fond du cou- 
loir. 

— Ah I parfaitement.'parfaitcment... 
Ualbois ofTrit poliment la plus solide de ses 

(rois chaises. II ignorait la mère Thouvenin, 
n'ayant jamais remarqué personne ni retenu 
aucun nom, depuis des années qu'il vivait soli- 



avec la noraeaegaiopinsquna parcouraient ou 
haut en bas, mais c'était tout. 

— Vous faites des tableaux? dit tout à coup 
la vieille d'un ton un peu timide. 

Elle regardait autour d'elle, mais elle avait )n 
vue basse et sans doute ne distingua pas les 
esquisses accrochées aux murs. 

— Oui, dit Balbois, étonné. Je suis peintre. 

— C'est ça, c'est ça... Vous faites des ta- 
bleaux, pas? Des tableaux comme on en voit 
des fois dans les magasins ou chez les per- 
sonnes? Des portraits, quoi? 

— Oui... si on veut... 

Balbois faillit se lancer dans quelques consi- 
dérations artistiques, mais se contint. 

— Alors voilà, dit la vieille, j'ai quelque 
chose à vous demander. Quelque chose que je 
voudrais bien. Ça serait un grand service et ça 
rae ferait bien plaisir... Pour le paiement, 
dame... j'ai économisé un petit peu... C'est pas 
grand'chose parce que je suis trop vieille, je 
travaille plus... El puis, n'est-ce pas, je peux 
pas le laisser sans rien, là-bas?... 

Elle s'arrêta court et reprit : 



— Le portrait à Maurice. Vous savez bien 
Maurice, mon pctit-fils, quoi ! Il a été blessé et 
il est prisonnier. Alors je voudrais son por- 
trait,, . 

— Hein? Son portrait? dit Balbois, ahuri. 
Mais, d'ubord, je ne fais pas de portrait... Et 
puis, il n'est pas là. Alors... 

— Si, ai, protesta la vieille, qui s'enhardis- 
sait. Vous en faites, des portraits, vous l'avcx 
dit! I';t puis, vous vous rappelez bien de luiV 
Un petit blond à l'air malin, voyons... Même 
qu'il vous a fait des blagues dans les temps... 
Mnintenant, il a vingt-trois ans... Il est typo- 
graphe... Voyons, vous le revoyez bien?... II 
sif'llait toujours en descendant les escaliers... 
Là, vous y êtes, pas vrai? Vous vous le rappe- 
lez... El puis, du reste, v'Ià sa photographie, 
alors comme ça c'est pas difficile. 

Elle tira d'un bout de papier plié et tendit à 
Balbois, qui la prit machinalement, une photo- 
graphie mal faite et à demi effacée. 

— C'est lui, y a deux ans. H a fait faire ça à 
la Kôte du Trône. C'est encore une vraie 
chance que je l'aie... Mais, ça passe, ça s'en 



voir sa ligure là-dessus... tX croiriez-vous... 
Elle fit une pause et sa voix trembla) croiriez- 
vous qu'y a des monients où je me rappelle 
plus bien comment il est... Ça s'en va... Je 
chercbe à me rappeler, je peux pas... Je le 
retrouve plus... Oh! pas tout le temps, mais 
encore assez souvent... et j'ai peur que ça 
augmente.. . Alors, un portrait, n'est-ce pas, c'est 
giand et puis c'est en couleur... Je le verrai 
bien... Pensez que luî-mèmeje le reverrai peul- 
Oirepas. J'y serai peut-être plusquand il revien- 
dra. Dame, jeme fais vieille. Depuis ces temps- 
ci je sens ça... Le matin, j'ai les jambes qunsi 
mortes... et puis... Enfin, bref, ça me ferait 
liien plaisir d'avoir son portrait, si vous aviez 
la complaisance.... 

Balbois ne répondit pas tout de suite. Il avait 
d'abord voulu refuser ; maintenant il sedeman- 
dait seulement s'il réussirait, à l'aide de la 
)>ho(ographLe et des vagues souvenirs qu'il 
s'efïorçait de préciser, à peindre quelque chose 
qui satisfasse la vieille. 

— Je ferai de mon mieux. di[-il enfin. 



enchantée. 

Il dit oui ; elle partit et il se mit à l'œuvre. Il 
retrouva, dans un coin, une petite toile à pt-ii 
prôa propre et travailla avec acharnement, fîii- 
sant un héroïque effort pour copier servilemcul 
l'ima^jc qu'il avaitscua les yeux, et n'y arrivant 
qu'avec une peine infinie et un frémissement 
de révolte mal contenue, car il ne connaissiiit 
plus que sa fantaisie quand il avait un pinceau 
dans les mains. 

La vieille revint le lendemain. Comme Bal- 
bois, en fureur contre ce qu'il peignait, ne 
disait mot, elle n'osa tout d'abord s'approclici . 
Incertaine sur la cause de l'irritation du peintre, 
elle constata à voix haute qu'elle lui donnEiil 
bien de l'ouvrage el elle reparla de paiement. 

Balbois cul un rire amer en songeant que- 
cela ne lui était pas arrivé souvenl qu'on lui 
ollrtt de l'argent pour sa peinture. Il interrom- 
pit la mère Thouvenin en lui disant, avec exns- 
pération, qu'il faisait cela pour le plaisir et qu'il 
ne ferait plusricn si elle insistait. Alors clic pro- 
posa de ranger le grenier, mais il protesta ; eaiis 
sa poussière et son désordre il n'aurait plus 6\é 
chez lui. 



tempia un momeni. inacneve ei peai-eire, 
malgré tous les efforts de Balbois, reproduit 
avec une minutie insuflisaiite, il lui causa une 
ticception et elle ne put retenir quelques obser- 
vations enveloppées de compliments. 

— Y a pas à dire, ça vient bien... Mais faut 
le faire souriant, pas?... Là-dessus, ila pas l'air 
gai comme il était. Et puis, faut lui faire les 
joues plus roses... ça prouve la santé, les joues 
roses... Et puis, faut que la moustache frise pa- 
reille des deux câtés... El puis, pendant que 
vous y êtes, vous seriez gentil de le mettre en 
uniforme... Oui, en bleu commey sont... Mais, 
y a pas à dire, ça vient bien... Maintenant, je 
m'en vas... On n'aime pas être dérangé pendant 
l'ouvrage, comme dejuste... 

Balbois, seul et exaspéré, suivit docilement 
les indications données. Il rosit les joues et 
frisa la moustache, à prudents petits coups de 
pinceau. Le dernier jour, quand l'ouvrage fut 
terminé, il se leva de bonne heure et plaça le 
portrait dans un cadre qu'il avait fabriqué lui- 
inéme. Alors, il prévint la vieille qui n'était pas 



L'INCONNUE 



Pendant tout le voyage, elle était restée assise 
dans son wagon, droite, immobile et comme 
inconsciente, sa jolie figure figée dans une cris- 
pation qui ta vieillissait. Elle ne savait pas ce 
qu'elle avait fait entre le moment où elle avait 
reçu la nouvelle et celui où elle avait pris te 
train ; elle ne savait pas combien d'heures avait 
duré le trajet ; elle ne savait plus rien que ta 
douleur qui l'aQolait. c Jacques est blessé griè- 
vement.,. Jacques est blessé grièvement... o, se 
redisait-elle. Par moments, elle n'arrivait pas à 
concevoir que ce soit vrai ; par moraentsj reve- 
nait l'effroyable idée qu'il n'était pas seulement 
blessé, qu'il était... elle ne formulait pas l'indi- 
cible angoisse qui veillait au fond de sa pensée, 



i i 



Elle sanglotait si fort, malgré qu'elle essayât 
de se contenir, qu'elle dut s'éloigner jusqu'au 
palier. Appuyée au mur, elle suffoquait dans 
une douleur qui la déchirait et où se mêlait de 
la joie parce qu'on lui avait dit que probable- 
ment il vivrait. 

Une infirmière s'approcha d'elle. 

— Madame Lérens? 

La jeune femme releva la tète et fit un effort 
pour se calmer. 

— 11 y a ici, continua l'infirmière, un blessé 
qui a été atteint, mais bien moins gravement, 
le même jour que votre mari et après s'être 
battu auprès de lui. Voulez-vous le voir? 11 
vous racontera. ..Il est seul dans la chambre qui 
est là. 

La jeunefemme suivit l'infirmière qui la laissa 
auprès du blessé. C'était un jeune homme de 
vingt-cinq à vingt-six ans, au visage intelligent 
et fm- 11 était adossé contre ses oreillers et son 
bras droit était immobilisé dans un appareil. 

— J'ai été, en effet, le camarade de votre 
mari, Madame, expliqua-t-il. Nous avons com- 
battu cdte à côte, et il est tombé quelques 



l'a affirmé et c'est la vérité... Mais moi, qui n'ai 
pas été atteint aussi grièvement, je puis vous 
raconter... 

— Oui, oui, ba1butia-t-elle. Racontez-moi... 

— Eh bien, Jacques Lérens et moi nous 
étions liés. Il m'inspirait beaucoup de sym- 
pathie, et je crois qu'il en avait pour moi ; celte 
sympathie m'était encore plus précieuse à cause 
du caractère taciturne et froid quevouslui con- 
luiisscz... 

La jeune femme eut un sourire triste. Avec 
ctte, Jacques n'avait jamais été cela. 

— Nous avons été blessés en faisant une 
ntlaque, poursuivit le jeune homme. Lérena 
était prés de moi quand, soudain, un obtis 
éclata et le renversa presque dans mes bras, Je 
l'ai cru tué. Il avait juste eu la force de dire 
deux mots en tombant, et ces deux mots, 
Madame, c'était votre nom répété. 

— Il croyait mourir... et iia dit mon nom, 
murmura -t-clle, sanglotante. 

— Oui, distinctement, comme une suprême 
pensée qui se formule inconsciemment peut- 
être. Et, lorsque, dix minutes après, j'ai été 



> 



— Qu'est-ce que vous dites? demanda-t-elle 
dune voix étranglée. 

— Je dis qu'en tombant, il a prononcé votre 
nom deux fois; « Lucie... Lucie... » 

Il s'arrêta encore. Elle était devenue très 
rouge, puis si pâle qu'il crut qu'elle allait 
défaillir. 

— ' Ce n'est pas mon nom, dit-elle enfin d'une 
voix sourde et comme à elle-même. Je ne 
m'appelle pas Lucie. Je m'appelle Gabriellc. 

Il y eut un silence. Elle réfléchissait, hale- 
tante. 

— Je... je me suis sans doute trompé, essnya 
de dire le blessé... J'ai mal entendu... 

Mais elle voyait bien qu'il mentait. Gêné, îl 
se tut. 

— Lucie?... Lucie?... se répétait-elle. Elle ne 
comprenait pas encore bien ce qui lui arrivait, 
ce qu'elle devait croire. Elle essayait de décou- 
vrir, dans ses souvenirs, quelle Lucie son mari 
pouvait avoir connue. Elle essayait de se dire 



; 



telle chimère, tandis que Jacques était encore 
cil danger de mort. Mais une souffrance nou- 
velle, aiguë, despotique, balançait sa première 
KoufTrance. 

Sans s'en rendre compte, elle avait quitté la 
chambre du blessé, elle était revenue à la porte 
vitrée et sous le rideau levé, à travers la vitre, 
elle rcfjardait son mari. II dormait, plus calme, 
et elle fut éperdue de bojiheur, « Qu'il vive, se 
dit-elle, le reste n'existe pas. > Mais elle savait 
bien que cela existait au fond d'elle-mâme, 
que cela existerait toujours, comme un doute 
cruel et vigilant, quel que soit l'avenir. Et elle 
savait aussi que jamais elle n'oserait, auprès de 
lui, éclaircir ce doute. 



DANSLACAMPAGNE 



Chaque fois que Lise s'échappait de la ferme 
pour aller au village, chez la mère Fouvent, où 
elle recevait en cachette les lettres de son cousin 
François, elle avait des émotions terribles et 
prenait des précautions exagérées au point 
d'être imprudentes. Ces précieuses lettres, elle 
les gardait dans une poche de toile, cousus 
tout exprès dans son corset ; cela lui faisnit 
plaisir de les sentir ainsi contre elle, et elle était 
sûre que son oncté Bârraullne les découvrirait 
pas. 

Dans la vaste ferme isolée au milieu d'une 
campagne mélancolique, tachée de jaune par 
les ajoncs et les genêts en loufïe, ensanglantée 
de place en placeparlatleurdu sarrasin, le père 



même toutes les lettres, mais chez la mère 
Fouvent, une vieille qui vendait de l'épicerie au 
village. 

Pour Lise, pendant des mois, ces lettres 
avaient été toute la joie de sa vie. 11 lui écri- 
vait comme jamais il n'avait osé lai parler; elle 
s'apercevait, à travers les phrases, qu'il prenait 
de la volonté et de l'énergie, et comme il lui 
disait qu'il l'aimait de plus en plus, elle était, 
malgré ses anxiétés, très heureuse. De temps à 
autre, elle demandait des nouvelles au père 
Barrault et quand il lui répondait sèchement : 



Mais, soudain, il n'était plus rien venu et Lise 
avait eu trois semaines de tourments atroces, 
car le père Barrault, lui non plus, ne recevait 
rien. 

Un matin d'automne, comme elle revenait, 
désespérée, du villaye, oii elle avait été eu 
vain, clic vit sortir de la ferme le maire, 
M. lîailly, qui était habituellement en très mau- 
vais termes avec le père Barrault. — Pour qu'il 
soit venu, il fallait... Elle courut à lui, et il dit 
le malheur : François était disparu ; au couis 
d'une attaque, il avait été engiigé dans Jrs 
rangs ennomis, on l'avait vu tomher couvert de 
sang. 

Folle, Lise s'était précipitée dans la ferme. Au 
milieu de la grande cuisine, le père Barrault 
était debout, silencieux. La jeune fille s'était 
jetée vers lui, mais, d'un regard plus dur qnc 
jamais, il Tavait arrêtée. 

— Assez, avait-il ordonné de sa voix brève. 
Tais-toi I Je ne veux pas entendre un mot! H 



Lise, pantelante, aurait voulu lui crier que 
mieux que lui elle aimait celui qui était mort 
et qne François l'avait aimée aussi, et qu'il lui 
écrivait.. . Mais son secret lui était trop cher 
pour qu'elle le dise et elle était trop accoutumée 
à plier sous le despotisme du vieux pour déso- 
béir. Machinalement, elle le suivit vers la 
besogne quotidienne. 



Un tantôt de fm'd'hiver, comme Lise, indiU'c- 
rente à une pluie aigre, traversait la rue du 
village, elle vit , au seuil de la sordide petite épi- 
cerie paraftre.la mère Fouvent. Lise n'était pas 
entrée depuis qu'elle savait qu'elle n'y trouve- 
rait jamais plus de lettres et, avec un affreux 
serrement de cœur, elle passait en hâte, mais 
la vieille l'appela : 



la suivit dans la boutique étroite. 

— Pourquoi me demandez-voui ça ? 

— Ben, vous savez... y a des fois des choses 
qu'on s'y attend pas... Là... calmez-vous... Faul 
pas vous mettre dans des étals comme ça... 
EnÛn, quoi, vaut mieux pas vous faire languir. ■ ■ 
VIA ce que j'ai pour vous. 

Lise eut un cri étouilé. Elle se jeta sur l.i 
carte et, défaillante, s'appuya au mur. C'était 
de lui. Il n'était pas morti II était prisonnier. Jl 
avait été gravement blessé et il était rétabli... 

Elle sanglotait et dutattendre pour continuer 
à lire. François, en quelques mots pleins de 
tendresse, disait que cette fois-là il lui écrivait 
pour elle toute seule, comme avant, et de sa 
lettre ressortait qu'il avait déjà écrit une fois 
au père Barrault, à la .arme. La carte s'était 
donc perdue, puisque te vieux ne savait rien. 

Lise se précipita dehors, mais, au bout d'un 
moment, elle ralentit le pas. Il fallait avouer 
les lettres clandestines pour prévenir le vieux, 
et, telle était la terreur qu'il lui inspirait que, 



— T'as des'nouvelles? cria le vieux. 

Lise eut un sursaut de surprise. 

a T'as des nouvelles, continua-t-il, haletant. 
Je vois ça à tes yeux ! Il est pas mort ! 

— ' Il est priaonaier, balbutia Lise. On me l'a 
dit... un soldat que j'ai rencontré. 

Elle s'empêtra dans son mensonge et avoua 
tout, moutra la carte. 

Le vieux la lui arracha des mains, lut et 
chancela ; elle le soutint par le bras, mais il 
arracha sa cravate et respira convulsivement. 

Us restèrent sans parler et puis se mirent en 
route côte à côte. Au bout d'un moment, le 



Faut croire qu'il t'aime, hein ? ^jouta-t-il après 
une pause. Et puiSj toi aussi, tu l'aimes... J'ai 
vu ça... Alors, quand il reviendra... on verra... 
faudra qu'il soit heureux... il a le droit... 

Il secoua la tâte et reprit : 

— En attendant, faut travailler. Faut qu'il 
trouve tout en état quand il reviendra. Paulqu'il 
voie que nous aussi on a fait ce qu'on doit... 
Est ce que t'as pensé aux carottes à semer ? 

Elle ne répondit pas. Elle ne s'en souvenait 
plus. Elle marchait à cdlé du vieux sans pou- 
voir s'empêcher de pleurer à chaudes larmes, 
tant elle était triste puisqu'il était là-bas, pri- 
sonnier et malheureux, et tant elle était hcii 
rcuse puisque ce serait elle, plus tard, qui lui 
crait oublier ses épreuves. 



LES ISOLÉS 



) 



MADAME HÉLÈNE 



Dans les logements indigents où elle allait 
faire des visites et porter des secours, on 
l'appelait M"" Hélène, et elle passait pour 
être l'employée salariée d'un comité de cha- 
rité. 

Cette légende s'était créée toute seule, tant 
Hélène Maubel, simple, effacée, sérieuse et 
avertie des préoccupations les plus humbles 
de la vie quotidienne, répondait mal aux idées 
que les pauvres gens qu'elle voyait se faisaient de 
la richesse, et la jeune femme s'était empressée 
de l'accepter et d'y conformer son attitude et 



É 



tortune. Et, surtout depuis la guerre ils absor- 
baient son temps bien suflisamment pour 
qu'elle évitât l'ennui. 

Ce samedi-lù, M"*' Hélène, en robe noire 
défraichie, ses cheveuiL châtains tirés sous un 
chapeau simple, arriva vers quatre heures au 
fond de Plaisance, tout près des fortifications. 
Dans la maison où elle allait et qui était vaste, 
sordide et sombre, avec des linges à toutes les 
fenêtres et des mioches mal tenus grouillant à 
tous les paliers, elle avait trois visites à faire, à 
des gens plus particulièrement indigents et dont 
elle s'occupait depuis des mois. Elle vit, au 
rez-de-chaussée, dans un taudis semblable à 
une petite cave, un ménage : l'homme paraly- 
tique, la femme presque aveugle ; elle vit, au 
second, une vieille à demi-folle qui, barricadée, 
regardait par un judas avant d'ouvrir la porte 
de son réduit et qui l'assaillit de plaintes furi- 
bondes. M°" Hélène, ayant donné ce qu'elle 
apportait et promis de demander davantage au 
pseudo-comité qui abritait ses décisions per- 



> 



que la plus petite des enfants vint s'installer sur 
ses genoux. 

— Georgetle, voyons... dit la mère. Elle va 
vous fatiguer ; vous l'êtes déjà bien assez, ça se 
voit.,. C'est vrai, on le dit bien dans la maison : 
a Cctlc pauvre M"" Hél6ne, c'est pas un métier 
qu'elle fait... » Penser que d'un bouta l'outre 
(le la journée, vous montez des étages pour 
uller voir des gens plus ou moins rngoù- 
lanls... 



reprit l'ouvrière. Ces dames qui vous emploient, 
au moins elles vous paient bien ? Elles ne vous 
font pas trop droguer ? Je vous dis ça parce que 
vous n'avez pas l'air d'avoir beaucoup de dé- 
fense, soit dit sans vous vexer, et que les dames 
riches, ça a beau être bien gentil, ça ne sait pas 
ce que c'est, n'est-ce pas?... Ainsi, tenez, elles 
verraient que j'ai du manger qui cuit — c'est 
un bout de veau et des pommes de terre — 
elles croiraient jamais que nous avons besoin. 
Faut bien nourrir les petites, pas ? Et puis, 
quand c'est rangé, balayé, nettoyé, ça ne leur 
va pas non plus. Elles veulent que ça se voit 
qu'on est pauvre. Je vous assure, c'est à vous 
dégoûter d'être propre. Je vous dis ça à vous, 
parce que, entre personnes qui travaillent, c'est 
plus pareil. On comprend les choses... 

Elle continuait, très en confiance, comme 
elle aurait parlé à une égale. Sur les genoux 
de M"» Hélène, qui écoutait, l'enfant s'endor- 
mait. 

— Alors, disait l'ouvrière, si vous pouviez 






à faire. Alors, vous pourriez expliquer à ces 
dames que je suis malade etquc je ne peux pas 
travailler. Faut vous dire que je voudrais pro- 
mener les enfants dimanche. On irait à Vin- 
ccimcs. Ça serait gentil... Dame, c'est pas parce 
qu'on est pauvre qu'on doit être privé de (oui... 
Alors n'est-ce pas... 

Elle s'interrompit. Quelqu'un frappait. Une 
vieille parut, en noir râpé, l'air pleurard et 
circonspect. 

— Pardon que j'entre, dit-elle, maison m'a 
dit qu'il y avait quelqu'un de la part de dames 
charitables. Moi je suis aussi pauvre que per- 
sonne ; j'habite ici depuis huit jours... 

K\la s'arrêta. Elle regardait M"' Hélène qui 
avait tourné la télé vers elle. La vieille très- 
saillil, son Ion changea. 

— Je demande pardon â Madame. On ne 
m'avait pas dit que c'était Madame elle-même 
qui était là... Madame ne me remet pas ?Je 
suis la tante d'Emma, l'ancienne femme de 
chami)rc de Madame. J'ai vu Madame dans 



loir... et je suis,bien malheureuse... 
Elle flt une génu0exlon et se glissa dehors. 
Il y eut, dans la chamhre, un silence. 

— Geoi^elte, ^veux-tu bien descendre ! dit 
tout à coup l'ouvrière, et elle enleva, des ge- 
noux de M"" Hélène, l'enfant qui, réveillée, 
pleura. 

— Je... je demande pardon à Madame, con- 
tinua-t-elle, sans regarder la visiteuse, —et 
malgré son affectation de respect it y avait 
comme un imperceptible reproche dans sa 
vois. Mais on ne savait pas... Dans la maison 
on croyait... On était sur... N'est-ce pas, en 
général, les dames riches... 

Elle ne dit pas comment, dans son opinion, 
devaient être les dames'riches, mais M"" Hélène 
le savait et, en dépit d'elle-même, fut vexée de 
voir qu'elle était si différente. En outre, elle 
avait honte, quelles qu'eussent été ses inten- 
tions, d'avoir laissé subsister cette longue erreur 
qui venait d'être découverte. Elle pensa soudain 
qu'elle avait l'air de l'avoir fait pour donner 



— Madame est bien bonne. Si Madame veut 
\oir ce qu'elles ont comme chemises... 

L'ouvrière déployait des loques. Son ton 
pleurard rappelait celui de la vieille. 

— Pour le veau, c'est te boucher qui nie 
l'a donné parce que je lui ai recousu un accroc, 
tcrmina-t*elle. 

Ce n'était plus la môme femme. Toute con- 
france avait disparu. M^"* Hélène en soutînt. 
Elle embrassa les enfants qui, comme si elles 
eussent été gagnées par la contrainte de leur 
mère, se laissèrent faire, figées. Elle dit ; « A sa- 
medi • et s'en alla. 

— Comme c'est difficile... murmurait-elle en 
descendant l'escalier sale- 



des visites de charité qu'elle faisait chaque se- 
maine à jour fi£e, il y avait, en première ligne, 
la mère Didier, qu'elle voyait le jeudi. 

La mère Didier était une vieille, impotente 
et geignarde^ gourmande et ezigeaaie. Pour 
elle les secours apportés par sa visiteuse, si 
abondants fussent-ils, n'étaient jamais ce qu'elle 
aurait désiré, et chaque samedi elle se plaignait 
hautement d'être méprisée par ces dames du 
Comité de Bienfaisance, car,là comme ailleurs 
cette même légende entourait la charité 
d'Hélène. 

La mère Didier habitait dans le quartier des 
Gobelins, au troisième étage d'une grande 
maison hantée par un peuple nombreux d'en- 
fants. 

Dès que parut dans l'escaher M"* Hélène, 



les jambes... Elle m'a tout raconté et aussi 
qu'elle n'était pas toujours aimable comme il 
faudrait... Et puis je saisbien que si ces dames 
du Comité lui envoient tout ça — il désignait 
les paquets sur la table — c'est à cause de ce 
que vous leur dîtes. Alors, je vous remercie 
bien franchement. Grâce à vous, je suis Iran- 
quille là-bas. 

Hélène, que les remerciements gênaient tou- 
jours un peu, se tourna vers la vieille. 

— Comment allez-vous aujourd'hui?... Vos 
douleurs?-.. 

— Mes douleurs ! est-ce que j'y songe seule- 
ment ! Il me semble queje gambaderais, voyez- 
vous, tant ça me remonte de voir mon garçon. 
Quand je pense à sa blessure... la poitrine tra- 
versée, quoi... Ah ! il ne l'a pas volée, sa Croix 
de guerre... Allons, Jean, raconte un peu... 

Lorsqu'Hélène revint, une semaine plus tard, 
elle Tut reçue comme une ancienne amie. La 
vieille, lasse de bavarder, s'étani assoupie, la 



; 



parla de lui-même avec insistance. Il C'i^tit cha- 
pelier, habile ouvrier, et se faisait, diiiis son 
métier, de bonnes journées. Si, au moment de 
ta guerre, il n'avait presque pas d'économies, 
c'est que, dans ce temps-là, il dépcnsnil, sans 
prévoyance, tout ce qu'il gagnait. Mais au fond 
il Était sérieux et personne ne lui avait jamais 
reproché de nfl pas être travailleur ni d'avoir 
mauvais caractère. Il insista sur ces din'ércnts 
pointsavec force, sans qu'Hélène comprit pour- 
quoi. 
Le jeudi d'après, il prit Hélène à part. 

— Ça ne vous ferait rien de venir mercredi 
au lieu de jeudi, ta semaine prochaine? 

Il paraissait y tenir beaucoup; Hélénepromit, 
bien que cela bouleversât son emploi du temps. 

Le mercredi, Jean Didier l'attendait, seul, 
dans la première pièce. 

— La mère dort, dit-il.Asscyez-vous en atten- 
dant. 

— Vous ne savez pas pourquoi je vous ai de- 
mandé de vcniraujourd'hui? reprit-il. Eh bien, 



voir avant de partir? D'abord, pour vous dire 
encore merci... Et. puis... aussi pour autre 
chose... Vous n'y êtes pas?Ëh bien, quand je 
reviendrai, si j'en reviens, ce qu'il faut espérer, 
je voudrais qu'on se marie nous deux. Dame, 
de vous voir si courageuse, si gentille... Mais 
soyez tranquille, je ne vous laisserai plus vous 
luer de travail. Je vous l'ai dit : Je suis bon 
ouvrier, alors... Bref, dites oui et je serai bien 
heureux. 

Hélène s'était levée, saisie de stupeur. Elle se 
jugeait sotte de n'avoir pas compris plus tôt 
l'attitude de Jean Didier, mais c'était si invrai- 
semblable... 

— C'est impossible, murmura-t-elle. 

— Impossible ! Pourquoi?Pourquoi? 

— Parce que... je suis mariée, dît Hélène, 
s'accrochant à une partie de vérité. 

Il recula, atterré. 

^ Vous êtes mariée!... Dire que pas une mi 
nule je n'ai pensé que vous pouviez être 




On s'était installé dans le salon après le 
déjeuner. Par les fenêtres, on voyait la cam- 
pagae, où il faisait soleil sui- la neiga qui étai 
tombée la dernière nuit. Dans la grande pièce 
clairCj aux lourdes tapisseries, aux vieux 
meubles confortables, M™' Mitre! tricotait, au 
coin de la vaste cheminée, où brûlait un feu 
de bois ; Thérèse, sa fille, brodaiten bavardant 
et Joseph Davot, établi dans un fauteuil, dont 
le velours faisait ressortir l'usure de sa capote 
délavée, fumait une cigarette que ces dames 
l'avaiçnt obligé d'allumer. 

Il était maintenant parfaitement à l'aise, elles 
l'avaient si bien reçu, elles étaient si aimables 
et si simplesl L'avant- veille, quand il était 



et il avait presque regretté d'avoir accepté de 
venir pendant sa permission, bien que s'il 
n'était pas venu là, il n'aurait pas su où aller. 
Mais, à présent, il lui semblait qu'il avait tou- 
jours connu cette dame à l'air ai bon et si pai- 
sible et cette jeune fille — presque une enfant 
— si jolie et si gaiement naturelle, qui avait, 
tout de suite, dissipé sa gène. 

— Vous savez, monsieur Davol, c'est moi 
votre marraine 1 Ce n'est pas maman. Maman 
s'occupe de mon frère. Oh ! elle s'occupe aussi 
un peu de vous, mais c'est moi votre marraine 
cil litre I 

Kllc avait ri et lui avec elle. Elle était, du 
nsle, enchantée de son soldat. Il était vrai- 
ment très bien et très sympathique, ce f{rand 
g'ii'çon blond, qui avait des yeux si clairs et si 
fnincs. Il ne s'exprimait pas mal du tout et 
avait remercié avec délicatesse pour les envols 
qu'on lui avait faits et pour l'invitation. Au 
dincr, pressé de questions, il avait dit comment 
il avait t^agné sa Croix de guerre. 11 avait été 
très iatércssant. 



— yuei agea-t-eiie va» ineiese. 

— Elle a dix-sept ans... Elie est jolie... et 
gaie (il n'osa dire t comme vous »). Et puis, il 
y a notre maison. C'est une petite ferme, n'est- 
ce pas, et moi, je m'en occupe... Maman aurait 
voulu que je fasse des études, mais j'aimais 
mieux travailler chez nous. On s'entendait si 
bien, tous les trois... Le dimanche, on sortait 
ensemble... Je ne sais pas ce qu'elles sont de- 
venues... je ne sais pas ce qui leur est arrivé... 
Ça ne me quitte pas, cette idée-là... la nuit, le 
jour, tout le temps... Pensez, elles sont restées 
là-bas... de l'autre c6)é de l'ennemi... Et je ne 
peux pas savoir... Je ne peux pas... L'an der- 
nier, à un moment, mon régiment a été dans 



une lunette, on n'aurait pas pu... Mais, cnfîn je 
me (lisais : « C'est par là ! Elles sont là. ..Pourvu 
qu'elles y soient !... Pourvu que... » Enfin, je 
ne .sais pas... C'est dur... C'est ça le plus dur... 
11 s'arrêta, le visage contracté. M"" Mitrel lui 
mit la main sur le bras. 

— Mon pauvre enfant, il faut beaucoup de 
courage. Nous tremblons tous pour quelqu'un 
que nous aimons,,. 

El ejle ajouta, doucement ; 

— Je veux que vous soyez hcurcu^i ici ! 

Il Ot oui de la tête. Il allait dire qu'il était 
heureux, en effet, au milieu de cette sympathie 
familiale qui lui rappelait ce qu'il n'avait plus, 
quand, au dehors, il y eut un bruit de roues sur 
le gravier. Thérèse regarda par la fenôtrc et 
bondit : 

— Gaston ! Maman, c'est Gaston t 

Les deux femmes s'étaient précipitées hors 
du salon. La porte du vestibule s'ouvrit. Il y eut 
des exclamations, des rires, des sanglots et une 
voix d'homme, qui disait : 



d'enDui, parce qu'il y a six mois que je ne vous 
ai pas vues, toutes les deux... alors... Mais ces 
braves garçons qui n'ont personne... 

La porte se rouvrit. Joseph Davot vit entrer, 
serré entre M"* Mitrel et Tliérèse, toutes deux 
radieuses et les yeux encore mouillés, un jeune 
homme de son âge à peu près, bien pris dans 
une vareuse bleu horizon et dont une récente 
cicatrice coupait la joue. 

— Gaston, je te présente notre filleul, dit 
Thérèse gaiement. — Joseph Davot, un brave 
qui vient de l'Argonne. 

Le jeune homme tendit la main. 

— L'Argonne, j'y suis resté six mois, l'année 
dernière... 

lis s'assirent et causèrent. Gaston, sa mère 
et sa sœur étaient parfaitement aimables pour 
Joseph Davot, mais naturellement, les deux 
femmes ne voyaient que Gaston, ne s'occu- 



i 



lenure ses rcponscs. uasion, seui, compiau : 
elles le regardaienl ctl'écoulaient avec extase. 
Au dîner, elles mangèrent à peine et il dut i;i- 
cunter de nouveau, sur leur insistance, commcii t 
il avait (!lé blessé. 

— Ça ne fait rien, tcrmina-t-il avec convic- 
tion, ce que je suis content de vous revoir, de 
me retrouver un peu chez nous, avec vous... 

Il leur jeta un regard de tendresse profonde 
et elles ne purent s'cinpâclier de venir l'em- 
brasser. Joseph Oavot ne disait rien, seul. 

Le lendemain matin, M"" Mitrel, qui n'avait 
pu dormir tant elle était iicureuse, descendit 
dés six licurcs. Il fallait que tout fut digne de 
la présence de son fils. Soudain, elle entendit 
dans l'escalier n n léger bruit. Joseph Davot, ses 
chaussures à la main, descendait avec précau- 
tion. Il était tout équipé et portait sa musette 
en bandoulière. Sur une table du vestibule, il 
posa, en évidence, une lettre. 

M"" Mitrel se monira : 

— Déjà levé, monsieur Uavot ; où allez-vous 
donc ? Tiens, une lettre pour moi 1 



ment pour reprendre la lettre, mais M^^fliiirei 
l'avait déjà ouverte. Alors, ne sachant comment 
cacher son trouble, avec simplicité, ils'assit sur 
l'escalier et mit ses chaussures. 

— Pourquoi voulez-vous partir? dit M'n'Mi- 
Irel, en relevant ta tête. 

Il ne répondit pas. II n'avait pas pu trouver 
de mensonge plausible. 

— Vous ne voudrez pas nous faire celte 
peine-là, reprit-elle, en le regardant. Vous avez 
quatre jours encore, vons nous les devez,.. 
Pensez ce que ce serait, pour moi, pour mon 
fils, de vous voir partir parce qu'il arrive. Cela 
nous gâterait tout notre bonheur... Vous savez 
bien que vous ne nous gênez pas... Au con- 
traire... Gaston s'ennuierait peut-être avec une 
vieille femme et une petite fille... Et... moi 
aussi, j'ai besolnde vous... (Elle fit un eflort; le 
sacrifice qu'elle faisait était grand.) Oui... Mon 
fils et ma fille vont, ce tantôt, voir leur oncle... 
Je devais y aller aussi, mais je suis fatiguée. Je 
n'irai pas... Et j'espère que vous voudrez bien 
me tenir compagnie ?... 

Joseph Davot comprit. Il eut un regard de 
gratitude. 



) 



voyani enire vous ucux, comme ça... j îii 
pensé... j'ai pensé à chez moi... A nia mère et 
à ma sœur, n'est-ce pas... Enfin, ça m'a fait de 
la peine... Mais, c'est fini ! Je ne partirai pas... 
puisque je ne gûiiepas. Vous m'avez trop bien i 
reçu. Je ne yeux pas faire ça. Je resterai mts ! 
si\ jours. J'en serai liien content... Il faut £lrc 
raisonnaI>lc, n'est-ce pas?... II faut être raison- 
nable... 



LA LECTRICK 



Dans le petit salon du château, assise auprès 
d'une fenêtre ouverte sur le parc, M"' de Brange 
brodait pendant que sa dame de compagnie 
lui faisait la lecture. Elle écoutait distraitement, 
l'n souci plissait son front sous les bandeaux 
corrects de ses cheveux gris. 

— Mademoiselle Marie... dit-elle enfin. 
La lectrice s'interrompit. 

— J'ai quelque chose à vous dire... Oui... 
un... service à vous demander... el que je 
ne vous demande, soyez-en sûre, que parce 
que j'ai, vous le savez, la plus hante estime 
pour vos qualités de cœur, de tact, de disccé- 
lion... 



> 



— Voici ce dont il s'agit, reprit la vieille dame, 
qui parlait posément, mais en cherchant un 
peu ses mots. — Vous savez que mon fils Robert 
a été blessé, grièvement blessé, au bras droit. . . 
et surtout au visngc... Il est presque défiguré. . 
Le mot est gros — reprit-elle, la figure tirée p:ii' 
une crispation nerveuse. — Enfin, ila une pro- 
fonde cicatrice... Dans quelques mois, il n'y 
paraîtra presque plus, j'en suis sûre... Mai.s 
Robert ne voit pas cclaainsi... Il a un caractère 
impressionnable, une sensibilité extrême... 
C'est sans doute de ma faute... puisque j'ai 
voulu l'élever moi-môme... Mais, en toutca.s, 
cela n'empéchc pas la bravoure, il l'a prouvé... 
linfin, maintenant, le pauvre enfant croit, !i 
cause de celte blessure, que sa vie est finie... 
Il était fiancé, vous le savez, à la fille de M. Tji- 
vanne, noire voisin de ta ville. Il l'aime pro- 
fondément et il est persuadé qu'il ne peut la 
revoir... « Je ne peux pas m'imposeràSuzann(! 
tel que je suis, m'a t-il dit. Je sais qu'elle fein- 
drait, par devoir, d'être la même pour moi, 



tabli, je retoarnerai ]à-bas, et, cette fois-ci... » 
La voix de M"» de Brange s'étrangla. 
— S'il repart dans cet état d'esprit, je sais que 
je ne le reverrai pas, reprit-elle... Alors, made- 
moiselle Marie, je vous demande instamment 
de... de vous intéresser à mon fils, qui va arriver 
ici demain... Comprenez-moi bien, je vous 
demande une œuvre de chanté toute simple et 
qtii ne peut en rien prêtera la critique. Il faut 
hii redonner confiance en lui-même, lui prouver 
([u'il n'est pas ce qu'il croit: un objet de pitié... 
i\obert est d'une nature droite, soyez sûre quil 
ne verra, dans l'intérêt amical que vous voudrez 
l)ien lui témoigner, qu'une camaraderie spon- 
hinée, et, peut-être, qu'une petite coquetterie 
tout à fait sans conséquence, qu'il sera étonné 
lie susciter et qui lui montrera qu'il doit se ras- 
surer... Je sais que sa fiancée ne variera pas, 
elle l'aime trop sincèrement pour cela... Mais 
Robert a besoin d'être persuadé qu'il peut 
plaire, qu'une jeune femme peut s'intéresser 
à lui... Je sais que vous êtes bonne. Mademoi- 
selle, et il est. Je TOUS assure, très malheu- 
reux... » 



dans une pension pauvre, elle n'avait jamais 
connu d'autre existence que celle d'Institutrice 
ou de dame de compagnie, assistant à la vie, 
au luxe et à la richesse sans y prendre part et 
passant, sans affection ni regret, de famille en 
famille. 

— J'essayerai, Madame, balbutla-t-ellc, 
n'osant refuser et surprise de compter assez 
po;jr qu'on lui demandât cela. 

Robert de Brange arriva le lendemain et 
M"" Marie le vil au déjeuner. Ils rougirent 
tous deux; elle, parce qu'elle savait le rôle 
qu'elle allait jouer; lui, parce qu'il éiait tou- 
jours gCné par un regard étranger, surtout 
par un regard de femme, à cause de sa bles- 
sure. 

Cette blessure, M"'' Marie ne la trouvait pas 
si terrible d'aspect qu'elle l'avait crue, et Robert 
avait vraiment des yeux très beaux. 

Après le déjeuner, il regagna sa chambre, 
mais, le soir, M"' Marie commença sa tâche de 
son mieux et, deux jours après, ils causaient en 
camarades. 



; 



«ta uuuuLtauutii&u&ouiigcaii.piua4U eue ciaii 

seulement uae lectrice salariée et où il lui sem- 
blait qu'elle était une femme. Robert, sans 
arrière-pensée, se laissait aller à la douceur 
d'une attention féminine et de cette camaraderie 
douce et franche. 

Quinze jours passèrent ainsi, et alors 
M™* de Brange pensa qu'elle pouvait écrire à 
M. Tavanne. 

La famille Tavaune arriva à la fln de la 
semaine : le père, solennel, un garçon bruyant, 
et Suzanne. 

M"° Marie vit un joli visage délicat, des che- 
veux noirs en boucles lourdes, de grands yeux 
clairs, une taille souple. 

Robert fut d'une froideur polie en cau- 
sant avec M"* Tavanne et ne retrouva son 
aisance et son amabilité qu'auprès de la lec- 
trice. 

Le soir, M"' de Brange, se trouvant seule dans 



à coup, à travers un rideau d'arbustes, elle 
entendît deux voix. 

— Mais si... mais si> Suzanne, c'est pour cela, 
je vous jure, disait Robert... Je n'ai pas le droit 
de vous imposer... . 

Et la voix un peu tremblante de M"* Tavanne 
répondit : 

—Vous êtes fou... Cela ne se voit pas... C'est 
trop mal de m'avotr laissé croire que vous ne 
m'aimiez plus, que vous ne pensiez qu'à cette 
M"« Marie... 

Les voix se fondirent en un murmure heu- 
reux. 

M'" Marie rvgagna le salon. 

— M. Robert et M"' Suzanne sont ensemble 
dans le jardin, dit-elle, répondant à une ques* 
tion de M"' de Brange. 

- Malgré ses efforts, sa voix était étouffée. 
M"" de Brange la vit si pâle qu'elle comprit et 
fut émue. 

— Ma pauvre enfant... commença-t-elle. 

— Désirez-vous que je vous fasse la lecture 



était faite pour voir vivre les autres et qu'elle 
était bien sotte deTavoir oublié pendantquinze 
jours. 



> 



L'ENFANT 



Seul il s'en alla dans les raes de la vieille 
ville, n y était arrivé la veille avec le détache- 
ment, après des mois passés dans le Nord, et il 
devait, le lendemain, rejoindre, ainsi que les 
autres, un nouveau secteur du front. 

C'était un homme de trente-cinq à trente-sept 
ans, grand et large d'épaules dans la capote 
ample. Une cicatrice profonde et fraîche encore 
coupait sa face dure et maigre, à la moustache 
noire, aux yeux froids sous le casque enfoncé. 
Il marchait lentement, mais paraissait savoir 
son chemin. I) s'arrêta près du beffroi pour 
écouter l'heure qui sonnait. Puis il se répéta 
encore une fois ; «A quoi bon? > d'un ton agacé, 



f 



i 



ment bâti, il se perdit un moment, reconnut 
cnfln un mur dégradé par-dessus lequel des 
arbres passaient leurs branches, longea le mur, 
suivit une rue, et, dans un coin désert et paisible 
où l'herbe, entre les pavés, poussait, il s'arrêta 
en face d'une maison, une petite maison assez 
ancienne, en pierre grise drapée de lierre, à un 
seul étage, au milieu d'un jardin que fermait 
une grille. 

Le soldat resta quelques instants immobile. 
Eniin, brusquement, il s'avança et sonna à la 
grille. 

Personne ne répondit tout d'abord ; il eut un 
léger haussement d'épaules ; il allait s'éloigner 
quand la porte de la maison s'ouvrit. En haut 
des marches parut un enfant, un petit garçon 
frais et bouclé qui, fourrant ses mains dans ses 
poches, regardait le soldat avec une attention 
qui lui faisait tirer la langue. 

— Bonjour, Monsieur! cria l'enfant. 

Le soldat avait eu un léger tressaillement. 

— Est-ce qu'il n'yapersonne danslamaiaonV 
demanda-t-il. 



de s'en aller aussi. Alors je suis tout seul. 

— Ouvre-moi, dit le soldat. 

— Je veux bien I 

Le petit descendit le perron et vint ouvrir la 
grille en se haussant sur la pointe des pieds. 

— Maman m'a défendu d'ouvrir, observa-t-il ; 
mais puisque tu es un soldat... Baisse-toi, que 
je vois mieux tes croix. 

Ls soldat avait refermé la grille. Au lieu de 
se baisser, il éleva l'enfant dans ses bras. Le 
petit, avec satisfaction, toucha les décorations 
et puis posa doucement son doigt sur la cicatrice 
de la joue. 

— Ça te fait encore mal?... Tu t'es beaucoup 
battu?... 

L'homme ne répondit pas. Il l'avait remis par 
terre et regardait la maison et le jardin. 

— Comment t'appelles-tu? dit-il enfin. 

— André Sordier ; j'ai six ans et demi. 

— Ta mère sera longtemps avant de rentrer? 

— Oh ! oui, je crois... 

— Alors... — Le soldat hésita. — Je veux 
entrer dans la maison. J'ai quelque chose à 
voir, acheva-t-il brusquement. 



jamaiSBU aire nuii aux auireu ni a lui-mcme, ii 
avait accepté avec joie de tenir une classe de 
déclamation pour jeunes filles riches dans un 
cours très chic du quartier de l'Etoile. Kn 
outre, il était acteur mondain, à demi profes- 
sionnel et à demi amateur. Il dirigeait les répé- 
titions, réglait les mises en scène, indiquait les 
maquillages et les intonations dans les repré- 
sentations de salon. 11 disait aussi quelques 
pièces bien choisies et d'émotion nuancée qui 
convenaient à sa minceur élégante, à son teint 
pâle, à ses cheveux noirs, à ses mains qu'il 
avait belles et à sa voix un peu faible, dont if 
prenait grand soin. Ainsi il gagnait de quoi 
vivre et il vivait heureux, puéril et élégant, 
dépensant tout au jour le jour en vêtements, en 
cravates, en voitures, en fleurs pour les mal- 
tresses de maison qui l'invitaient, en bonbons 
pour ses élèves qui l'adoraient. A leurs yeux à 
toutes, le prestige du théâtre l'environnait tou- 
jours ; il leur faisait son cours eu homme du 
monde complaisant, avec des galanteries, des 
coquetteriss et des familiarités courtoises, 



noirs que parce qu'il les teignait, comme sa 
taille qui n'était svelte que parce qu'il portait 
un corset, car, sans vouloir y consentir, il 
vieillissait. 

Maintenant M. Piédunois avait cinquante- 
cinq ans, et c'était la guerre. 11 n'y avait plus de 
cours, plus de représentations en ville, plus 
d'appointements, plus de cachets et plus de 
cadeaux. Ayant vendu tout ce qui était chez 
lui vendable, M. Piédunois n'avait, pour exister, 
qu'une somme de cinquante francs par mois, 
rente viagère insaisissable et inaliénable que 
lui avait laissée un parent. Il s'en contentait, 
incapable de quelque travail que ce soit. Chez 
un marchand de vins lointain où il pouvait 
déjeuner pour seize ou dix-huit sous, et où il 
entrait en se cachant, il allait chaque matin. 
Le soir, il dtnait chez lui d'une tranche de 
pain et d'une tasse de cacao léger : puis, aussi- 
tôt, il se mettait au lit pour économiser la lu- 
mière et parce qu'il faisait froid. Mais ses clos 
étaient proprts et il pouvait, presque chaque 



raide, mais sans hâte, devant la concierge avec 
laquelle il était mal pour des questions pécu- 
niaires, et gagna la rue. 

Il faisait beau et M. Piédunois s'en allait non- 
chalamment le longtdu trottoir, lorsqu'il enten- 
dit prononcer son nom. 11 tourna la (été cl 
vit deux messieurs qu'il connaissait, deux 
messieurs importants qu'il avait jadis rencon- 
trés dans le monde et ensuite retrouvés au 
café qu'il fréquentait. 

— Enchantés de vous rencontrer, monsieur 
Piédunois, dit l'un d'eux. Précisément nous 



sentiments de solidarité sont connus et nous 
savons que vous ne nous auriez pas pardonné 
de ne pas nous adresser à vous. Quand on a 
réussi, on est si satisfait de secourir les moins 
licureux et les moins doués... Voici les statuts 
de l'œuvre. Nous venions vous demander 
l'appui de votrenom et de votre approbation... 
Comme tous pouvez le voir, la cotisation est 
uniformément fixée à dis francs. Nous nous 
sommes arrêtés à cette somme minime pour 
réunir un grand nombre d'adhérents. 

M. Piédunois frémit encore, non pas à l'idée 
de donner les dix francs, mais à l'idée que si 
on les lui avait demandés le lendemain, iln'au- 
raif pas pu les donner, et aurait été déshonore. 
D'un œil un peu égaré il parcourait la feuille 
qu'il tenait. Il y voyait, avec son nom déjà 
marqué, des noms connus. Il était flatté et 
atterré. II n'eut pas l'ombre d'une hésitation. 

— Merci de tout mon cœur t C'est une œuvro 



mercia. Après quelques phases cordiales et 
courtoises, on se sépara. 

M. Piédunois, tenant encore les statuts et le 
reçu qu'on lui avait remis, marchait machina- 
lement. Il n'avait pas déjeuné. Il lui restait en 
tout et pour tout une somme de soixante cen- 
times. Chez lui, il n'y avait plus rien à vendre, 
et six jours le séparaient encore de la date où 
on lui enverrait sa mensualité. Sa position 
l'ahurissait. 

Soudain, un souvenir le fit tressaillir, il tâtu 
ses poches et fut rasséréné. Pendant ces six 
jours, il n'irait pas au café ; le soir, il mangerait 
du pain sec, mais, au moins, chaque jour, il 
déjeunerait suffisamment. Une de ses élèves — 
il ne pouvait s'empêcher de sourire en pensant 
combien elle était jolie — faisait partie d'une 
œuvre qui donnait, pour cinquante centimes Ir 
cachet, des repas aux personnes nécessiteuses 
qui se faisaient inscrire. N'imaginant pas une 
seconde quelle pouvait être la réalité de la si- 
tuation de M. Piédunois, elle lui avait demandé. 



repas. Il en avait donné plusieurs, mais il lui en 
restait quelques-ans qu'il avait dans sa poche. 
Pourtant, il hésita une seconde. Lui, Piédunois, 
en être réduit à cette demi-mendicité... Mais il 
haussa les épaules : c'était dans un quartier 
perdu, derrière le Panthéon... Aucun de ceux 
qui allaient manger là ne le connaîtrait... 

D se mit en route, inquiet pour ses bottines 
de la longueur de la course. H arriva au bout 
de trois quarts d'heure, fatigué et ayant très 
faim. D entra sans pouvoir vaincre un senti- 
ment de gêne. Il vit une salle pleine, donna son 
cachet et chercha des yeux une place libre. 

Tout à coup, il devint très rouge, puis très 
pâle. Une jeune fille était devant lui^ son 
élève, celle-là même qui lui avait demandé 
de souscrire, et dont le seul souvenir le ravis- 
sait. 

Un 0ot de honte puérile, mais cruelle, suf- 
foqua M. Piédunois. La jeune fille l'avait vu. 
Elle eut un mouvement de surprise. 



se portent vos parents ? 

— Bien... bien... merci... balhutia-t-elle, 
ahurie, et embarrassée pour lui, de le rencoii- 
Irer là. 

Et elle ajouta : 

— Vous voyez, je suis de semaine. Toutes les 
fondatrices servent à tour de rôle. 

Il le savait. Comment l'avait-il oublié ? Il lut 
dans SCS yeux un apitoiement qui lui fît horreur. 
Elle murmura : 

— Vous cherchez une place ? 

Il rit, unpeu étourdi pourtant par l'odeurdc 
mets appétissants et simples. 

— Une place '? Non, Mademoiselle ! J'ai lais >: 
un cachet pour un ancien ami... Une relalioi: 
de théâtre, vous savez.,. Il est fort à plaindre... 
Moi, je suis venu voir l'organisation... Ce.'.: 
remarquable. Tout cela parait excellent... '}'. 
baissa la voix, devint'confidentiel avec un galai:: 
respect.) El je suis surtout venu pour donner à 
mes yeux cette précieuse fête de voir ma char- 
mante élève dans ie plus beau des rôles de la 



vcrbîale. 

— Mais je ne veux pas. Mademoiselle, vous 
ravir plus longteaips à voire noble tâche... 

Incliné, il lui baisa tes doigis avec grâce et 
s'en alla plein d'élégance. 



LE CONFIDENT 



Âu-dessns de la porte il y avait écrit, en. 
lettres à demi efTacées par le temps et la crasse : 
^lénessier, empailleur en tous genres. Dans la 
boutique, c'était un fouillis inextricable. Il y 
avait, moisis, poussiéreux et délabrés, tons tes 
produits de la taxidermie. A la devanture, dans 
des bocaux confisaient de longs vers blafards. 

Le naturaliste, un vieux en blouse grise très 
sale, à la face jaune sous un toupet blanc 
hérissé, des lunettes sur le uez, triait des os de 
seiche tout en parlant à un chat noir qui, assis 
eu face de lui, le regardait en clignant des yeux 
comme s'il comprenait. 

Dans la rue, il y eut une ruée soudaine, une 
galopade tumultueuse. Avec des cris sauvages, 



9 

i 



— leiedeioup i letede loupiueierreion ar- 
gent ! Va le faire enfermer, l'es piqué ! Donne 
ton cliat qu'on le pende, eh 1 Tête de loup I 

Le vieux, en courroux, saisit un gourdin 
posé à cdlé de lui,courut à la porte. Le chat, 
posé d'uQ saut sur un comptoir, cracha, hérissé 
furieusement. Déjà les gamins étaient loin. 
L'homme revint, soufflant de colère. 

— Hein, t'as vu ? dit-il à son chat qui, sur le 
comptoir,se léchait maintenant d'un air offensé. 
T'as vu ! C'est de pire en pire... J'y résisterai 
pas... Qu'est-ce qu'on leur a fait ? Pourquoi 
que leurs parents les excitent ? 

Il étendit la main et gratta entre les oreilles 
le chat, qui ronronna. 

— Toi, t'es gentil. Si je t'avais pas, ave^ qui 
que je causerais ?... Les gens se fichent de 
vous... ou bien ils essayent de savoir vos 
aifaires... Avec moi, ça ne prend pas... 

Il cul un rire méfiant, alla chercher une 
bouteille dans un placard et but. 



— votre nom cesi ^enessier. conuoua^i^u. 
Je l'ai va sor la porte. Alors, moi, je m'appelle 
Théophile Mail... 

— Hé ! Télé de loup I Tète de loup ! t'es 
piqué, va te faire enfermer I 

A travers Dne vitre cassée, le gamin roux 
avait passé sa tête et grimaçait hideuse- 
ment. 

— Qu'est-ce qui te prend, à toi ? dit le soldat, 
surpris de cette ialmsion. 

Le gamin, étonné, arrêta sa grimace pour 
répondre ; 

— C'est vrai qu'il est piqué ! Y cause à son 
chat comme à ane personne. Et puis, c'est un 
vieil estampeur, le père Tête de. loup, tout le 
monde le dit bien. Il a plein d'ai^ent dans sa 
cave... On ne savait pas que vous étiez là, 
m'sieu le soldat, ajouta-t-il, tout en observant 
avec prudence, du coin de l'œil, le vieux qui 
avait fait un mouvement pour se précipiter sur 
lui, mais s'était arrêté. 



> 



— Hein I dit le vieu^i au soldat, tous avez vu 
ces canailles I... 

— C'est des gosses... Pourquoi qu'ils vous 
eu veulent ? 

— Est-ce que je sais ? Je crois que c'est la 
boutique qui veut ça. C'était pareil avec mon 
prédécesseur. Moi y m'appellent Tête de loup à 
cause de mes cheveux, ces bandits... 

— Faut pas vous laisser faire... Alors, comme 
je vous expliquais, mon nom c'est Théophilt^ 
Mail.... Ça ne vous dit rien? Mais si, voyons, 
rappelez-vous... On est cousins. 

— Hein ! 

Le vieux semblait ahuri. 

— Oui. Pas de très près. Mais comme, de 
toute la famille, on n'est plus que nous deux, 
ça compte tout de même. On ne s'est pas vu 
depuis que j'étais petit. Je savais que vous étiez 
établi à Paris, dans cette rue-ci. Alors, me 
trouvant en permission, je suis venu à tout 
hasard... Comme je vous disais, j'ai lu le nom, 
Ménessicr, sur ta porte. Ça me fait bien plaisir 
de vous voir. 



jamais ] aiiais a rans, lauaraii que je passe 
vous serrer la main... Maintenant, je m'en vais, 
ajouta-t-il après une pause. 

— Pas du tout ! — Le vieux s'était décidé. — 
Au contraire. Vous restez avec moi. Ça me 
fera plaisir. J'ai des chambres libres au-dessus 
de la boutique. On mangera ensemble. 

— Ça vous fera du dérangement. 

— Pas du tout... Et puis, entre parents... 
Manquerait plus que ça que je vous laisse par- 
tir... C'est alors que... Vous restez, hein? 

— Ça va, dit le soldat avec simplicité. Entre 
parents, faut pas de façons?... 

Le vieux l'installa avec beaucoup de soin 
dans la plus belle chambre, puis alla aux pro- 
visions. Il stupéfia le boucher eu achetant un 
gigot. Il cuisina un diner excellent. Après, dans 
l'arrière-boutique nettoyée, le soldat lui fit des 
récits eu fumant sa pipe. Tous deux s'enten- 
daient à merveille. Cependant lorsque le vieux 
se fut étendu sur son grabat, il resta perplexe, 
et dit à son chat dont les yeux tachaient devant 
lui l'ombre de deux petits disques verts. 



Le lendemain, toute la journée, le vieux at- 
tendit l'attaque quotidienne des gamins, mais 
elle ne se produisit pas, et le soir, lorsqu'il sor- 
tit pour ses achats, le galopin roux l'aborda 
avec contrition : 

— On ne savait pas que vous aviez quelqu'un 
qui était poilu... Si on avait su, ou vous aurait 
pas embêté... Et ce qu'il est chic avec sa mé- 
daille et sa croix ! Ce qu'il a dû en faire... 

Pendant cinq jours, le soldat demeura avec 
le vieux, qui le soigna de son mieux. Ils se trou- 
vaient tous deux parfaitement satisFaits l'un de 
l'autre, et, quand la permission fut finie, ce fut 
avec émotion qu'ils se séparèrent. 



Le vieux, seul dans sa boutique^ s'approcha 
de l'établi, où son chat méditait. 

— Ça y est, murmura~t-il, le v'Ià parti... Ça 
me fait quelque chose... C'est vraiment un 
brave garçon... Mais tu sais, ajouta-t-il en re- 



loui mon pareni. je lui ai laisse cruire puiir 
qu'il reste.. . Je pouvais pas le renvoyer, ce gar- 
çon, 

— Et puis, vois-tu, maintenant nous vivrons 
tranquilles dans le quartier, achcva-t-il en 
voyant le gamin roux qui, passant devant la 
boutique, le saluait avec déférence. 



Pour les autres dames de la ville, — une 
calme petite ville où il n'y avait guère de dis- 
tractions, — M™* Ancelle constituait une énigtne 
irritante et insoluble. 

Tout le inonde pouvait voir que c'était une 
jeune femme de vingt-huit à trente ans, réser- 
vée et effacée, à la figure insignifiante et pâle, 
aux yeux gris, aux cheveux blonds cendrés. 
Depuis trois ans, dans nn pavillon isolé au bout 
d'une petite rue endormie, elle vivait seule avec 
son petit garçon, Paul, qui avait maintenant 
sept ans, et une servante morose, réfractaire 
aux questions. 

Hors cela, sur M'"* Ancelle, on ne savait rien 
du toat. Elle ne s'était liée avec personne et 



) 



ne permettait point d'insister. II était très pro- 
bable d'ailleurs qu'elle ne soupçonnait pas la 
curiosité qui l'cniourait. Elle semblait vivre 
dans une sorte d'indiflférence distraite dont elle 
ne sortait que pour s'occuper de son petit gar- 
çon. 

C'est par lui qu'elle resta en contact avec la 
vie extérieure. En jahvier, elle le mit au collège 
de la ville comme externe. Elle avait longtemps 
hésité : il était vraiment très petit et elle son- 
geait que les journées seraient bien longues 
quand il ne serait plus là. Mais ce fut ce der- 
nier sentiment qui détermina M*"' Ancelle, car 
elle avait pris l'habitude de considérer avec dé- 
fiance tous ses désirs personnels et de trouver 
coupable ce qui lui était agréable. Elle ne vou- 
lait avoir aucune faiblesse, qu'on pût lui repro- 
cher plus tard, si jamais quelqu'un avait le 
droit de lui faire des reproches. Paul était, au- 
près d'elle, trop seul et trop gâté; il lui fallait 
la société d'autres enfants, l'obligation des jeux 
et des études. 

Paul, qui était d'une nature sociable et qui 



uc uciuuguut, uw uuuiHJiui» Cl uc sûmes U UlgC, 

comblé d'images à découper, de pastels et de 
gomme à claquer, répondait de son mieux, — 
et en inventant quand il le jugeait utile, car il 
était vaniteux et d'imagination vive, — aux 
questions qu'on lui posait. Il attribuait tant 
d'empressement à ses mérites personnels, sans 
soupçonner que ces enfants avaient trop en- 
tendu parler du mystère Àncelle par leurs pa- 
rentsj pour ne pas s'y intéresser aussi. 

Bientôt, Paul fut invité pour un dimanche 
avec trois autres camarades, et il pria tant sa 
mère qu'elle n'eut pas le courage de refuser. 
C'était chez M"* Floriot, dont les denx fils, 
Maurice et Frands, qui avaient huit et dix ans, 
étaient au collège. S'il faisait beau, on jouerait 
l'après-midi dans le jardin, et puis on goûterait. 
M"* Floriot serait très heureuse si M~* Ancellè 
voulait bien venir en personne chercher son 
charmant petit garçon. 



enfante étaient retournés dans le jardin après 
le goûter, et qu'ils s'amusaient tellement que ce 
serait criminel de ne pas les laisser profiter dus 
dernière minutes de jour d'autant plus que la 
température était presque tiède. 

M""FIoriot était une dame importante et im- 
posante, dont les opinions, pour tout son en- 
tourage, étaient définitives. Elle avait voulu 
être seule pour recevoir M"* Anceile, afin que 
nulle portion de ce succès ne rejaillit sur au- 
trui. En voyant chez elle, assise dans un de 
ses fauteails, cette personne qui, depuis trois 
ans, déjouait toutes les curiosités, elle ressen- 
tait une joie profonde. Du reste, la physiono- 
mie de M"' Ancelle lui était vraiment sympa- 
thique; celle-ci semblait triste et M"" Floriol 
adorait consoler. 

En attendant d'en venir là, M" Floriot, tout 



^me Fioriot parla de la ville elle-même, de ses 
agréments et de ses désagréments, puis elle 
parla de ses relations, et elle mentionna les 
deuils de la guerre. 
Après une pause, elle dit : 

— Enfin, vous. Madame, qui vivez seule 
depuis plusieurs années, vous êtes bien heu- 
reuse; vous ignorez, n'est-ce pas, ces angoisses, 
ces souffrances ? 

C'était nne question, mais M°" Ancelle n'eut 
pas le temps de dire si, en effet, elle était bien 
heureuse. A ce moment, on entendit, venant 
du jardin, la voix des enfants. Ils avaient cessé 
de jouer et, groupés non loin de la fenêtre du 
salon, ils causaient. 

— Papa est capitaine, vous savez, criait une 
petite Toix aiguë, toute vibrante d'orgueil, et il 
en a fait 1 il en a fait ! Il a toutes les croix, 
papa!... 

— Ben .moi, c'est mon frère Jean, répartit 
une autre voix. Il est aviateur I Aviateur, c'est 
mieux que tout ! Il en a déjà descendu trois 1 



n'est jamais venu en permission? 

Il y eut un silence bref. Paul devait hésiter, 
mais les autres attendaient, tes autres qui 
avaient tous des pères ou des frères, importants, 
glorieux. . . 

Et Paul, très vite, parla : 

— II se bat, papa ! Il a été blessé. C'est pour- 
quoi il ne vient pas et n'écrit. pas I La dernière 
fois il a été très blessé... C'est pourquoi maman 
e:;t si triste... 11 est en danger... et même... 

Paul s'arrêta, cherchant un efTet qui le fît 
valoir, lui, qui le rendit plus intéressant que 
les autres: 

— Et même, acheva-t-il^ on croit qu'il est 
raorti 



qu'elle pouvait à peine parler. 

— Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai 1 Paul 
ment ! II invente ! C'est horrible ! Mon mari 
n'est pas mort ! Il m'a c|uittée il y a quatre ans! 
Quittée parce qu'il ne m'aimait plus... et moi '..-, 
moi !... Mais il n'est pas mort ! J'en suis 
sûre ! Un parent me donne des nouvelles ! 
Depuis quatre ans il nous a quittés et, ni 
Paul ni moi, nous ne l'avons revu 1... Et 
Paul ne sait pas 1 et il invente cette chose 
horrible ! 

Elle s'arrêta, elle sufioquait, et, plus bas : 

— C'est de ma faute s'il m'a quittée. J'étais 
trop différente de lui... Il est si brillant, si char- 
mant 1... Malgré tout je l'attends... j'espère 
qu'un jour... plus tard... Et je voudrais qu'il 
soit blessé pour aller le soigner, s'il le permet- 
tait ! Et je soufire, je souflfre plus que vous 
toutes! J'ai toutes vos angoisses, puisqu'il est 



Sa voix se brisa. Elle ne trouva pas la force 
du dire qu'elle n'était pas sûre qu'il reviendrait 
jamais auprès d'elle, s'il revenait du champ de 
bataille. Elle avait honte de n'avoir pas pu 
s'cmpécher de crier sa souffrance si jalouse- 
ment cachée. Elle répéta encore : « Il n'est pas 
mort!» Elle se précipita dans le jardin, saisit 
Paul et l'emmena. 

M"" Floriot resta stupéfaite et désolée. On ne 
pouvait s'attendre à cet incident pénible. Elle 
avait seulement dit à Francis, sur le tact de qui 
clic comptait, de poser à Paul, discrètement, 
une ou deux questions sur son père. 



) 



LES COMBATTANTS 



Le soldat s'était renseigné au boui^ et on lui 
avait indiqué la petite ferme isolée, à cinq 
cents mètres, là-bas, à la bifurcation des routes 
et au bord des cultures. 

Entre les champs, où montait un brouillard 
léger, il reprit sa route de son pas allongé, les 
mains dans ses poches sons la capote retroussée, 
et son petit paquet noir serré sous son bras. 
Cependant, à mesure qu'il approchait, il ra- 
lentissait sa marche et sa face expressive et 
maigre, au teint hâlé, à la mince moustache 
brune, était assombrie par un embarras gran- 
dissant. 

Arrivé à la ferme, il s'arrêta, eut une dernière 
hésitation et jura entre ses dents. 



} 



ciiemise et reprit, en i>as de lâcneiie, ses 
sabots qu'il y avait laissés. Une casquette de 
drap s'enfonçait sur sa tête grise et des poils 
blancs et roides sortaient des mille rides de sa 
face ligneuse, mais ses petits yeux vifs luisaient 
de chaque côté de son nez fort et sa bouche 
serrée était défiante et énergique. 



— rierre nianei, nesi-ce pas... voire peui- 
fîls... 

— Alors? dit encore le vieux. Sa voix élait 
plus rauque et il y avait des mouvements con- 
vulsirs dans son cou jaune et décharné. 

— Alors... Je vois que vous ne savez pas... 
Alors... il lui est arrivé quelque chose... 

— Il est pas... ? Il est pas... ? 

Le vieux, hagard, haletait. Le soldat voulut 
protester, atténuer la nouvelle, mais dans les 
yeux de l'antre il lut que c'était inutile et il baissa 
la tête. 

Il y eut un silence que coupa un gémis- 
sement sourd. Le visage du vieux, soudain 
décomposé, grimaçait. Il recula de deux 
pas, tourna sur lui-même comme s'il allait 
tomber et tout à coup se précipita dans la 
maison. 

Le soldat le suivit et le retrouva dans une 
grande cuisine. Assis près d'une longue table. 



• 



L.e sotdatj ennn, osa mettre la main sur 
l'épaule du père Martel. 

— Faut vous faire une raison, balbutia-t-il 
d'une voix tremblante d'émotion. Faut être 
brave... 

— J'avais que lui, râla le vieux. 
Brusquement, il se mit debout et de ses 

doigts pareils à du bois durci, il saisit le soldat 
parle bras, si fort qu'il lui fit mal. 

— J'avais que lui, tu entends! Tous les autres 
ils sont morts dans le temps... Mais lui je l'avais 
et c'était assez 1 Et je l'ai plus ! Et quand moi je 
serai ilni, nous serons finis I 

Fébrilement, il fit trois pas et revint. 

— Tu crois peut-être pas, hein, que c'est 
pour moi que depuis vingt ans j'ai travaillé et 
économisé ? C'était pour lui ! el j'ai rien regretU' 
quand il a été grand et que j'ai vu ce qu'il 
était 1... Et les terres que j'ai ajoutées aux terres, 
pour qui donc que ça aurait été d'autre, que 
pour lui I et la maison que j'ai fait rebâtir il y 
a trois ans, c'était pour lut I et quand je me 



c'était pour lui ! Et maintenant v'Ià que c'est 
floi ! Me v'Ià tout seul ! A quoi que ça sert tout 
ce que j'ai fait? quoi que je sers moi-même? 
Veux-tu me le dire? J'ai qu'à crever ! Y a plus 
rien! 

Il se laissa retomber sur son siège. 

— Faut pas dire ça, murmura le soldat. Il y 
a des choses à faire... 

Le vieux, après un long silence, releva la 
têle. 

— Raconte comment c'est arrivé? 

— C'est arrivé comme ça arrive là-bas. C'est 
un obus. On était six en groupe. Martel et un 
autre ont été tués raides. Les trois autres ont 
été blessés. Moi, j'ai rien eu... C'était juste 
avant d'aller au repos... 

n fit une pause et poursuivit : 

— On était copains, Martel et moi. On causait 
lous deux. Il me parlait de vous, et il me par- 
lait de la culture, de la terre... il aimait ça, la 
terre, faut voir... Et il m'avait fait promettre 
de vous prévenir si quelque chose lui arri- 



7 



— C'est pas la peine. Je lui avais promis, | 
n'est-ce pas, et ces choses-rlà on n'y manquu 
pas. 

Le vieux faisait des elTorts pour se dominir. 

— Et chez toi, dit-il. T'auras plus le temiJ'* 
d'y aller, maintenant que lu es venu ici, si 
loin... 

— J'ai pas de chez-moi. — Le soldat eut im 
mouvement d'épaules insouciant. — J'ai per- 
sonne... Je suis des enfants assistés, -h- 
m'appelle Dufour, comme la rue où on m':i 
trouvé. Mon chez-moi, c'est le premier garno 



> 



— Va eai via» i lii puis laui vciiiei' uux. siiiuiib 

d'écoulement, et puis faut récolter les léguracs... 
et puis faut... Mais comment que tu sais çi 
pour les semailles? demanda-t-il, surpris à la 
réflexion. 

— Dame, c'est lui qui me l'a dit, expliqua 
Dufour. Il pensait qu'à ça, à la culture et à 
la terre. Il s'inquiétait de savoir commeiil 
ça allait ici, et si vous pourriez vous en 
tirer... 

— IU'aimait... iM'aîmait autant que je l'aitiK', 
la terre, gémit le père Martel. Et la terre, faul 
pas qu'elle pâtisse, vois-tu... Y aurait phts 
rien... Tout serait fini... Case peut pas... ça se 
peut pas... La terre, vois-tu, la terre... 

11 répéta encore le même mot à voix liasse, 
comme pour bien se pénétrer de ce que cela 
signifiait pour lui, comme pour y puiser la 
force de lutter contre son désespoir. 

Au mur la pendule sonna. 

— Faut que je m'en aille I — Le soldat s'était 
levé. — Je reviendrai vous voir... après, quand 
ça sera fini, si je suis encore là... Maintenant, 
faut que je m'en aille. C'est l'heure de mon 



retourner me battre... 

— Moi aussi ! Le vieux s'était mis sur ses 
pieds. — Pas comme toi, mon garçon !... je ne 
pourrai pas ! — Moi, je vais faire pousser de 
quoi manger ! 

Et comme le soldat retournait vers la guerre, 
le vieux retourna vers ses champs. 



) 



Les années, les déboires et la misère n'avaient 
pas réussi à émousser, bien au contraire, ce 
que M. Célestin Paponel appelait lui-même, 
avec un peu de mépris railleur, sa sensibilité 
maladive. A cinquante-cinq ans, il retrouvait, 
malgré les épreuves accumulées depuis lors, la 
vivacité d'impression qu'il avait, trente ans 
avant, lorsqu'il était venu à Paris, rêvant la 
gloire. Des illusions de ce temps-là rien ne 
subsistait plus, mais il avait gardé, d'une façon 
aiguë, la faculté de souflrir. Il souffrait d'avoir 
perdu sa vie par faiblesse, intempérance et 
paresse. Il souffrait d'être un vieux bolième sans 
1 espoir. Il souffrait d'être harcelé par des créan- 
jciers de jadis auxquels, par crainte du scan- 



at;iret]iuie ue ^ciwjuuc. xi sumuan autium i 

quotidiennement et cruellement, de la sitaalii':. 
qui lui était faite à l'institution Bance. | 

L'institution Bance, que son directeur, l'iii)- 
posant M. Nestor Bance, appelait, une mais'.: 
d'éducation de premier ordre, répondait à c | 
éloge, en ce sens que le prix de la pension c'i;i. 
fort élevé et que les élèves, jeunes gens ricliL- 1 
que l'on préparait, selon les prospectus, a 
baccalauréat, étaient admirablement traités > . 
jouissaient d'une grande indépendance. Ceu j 
d'entre eux qui vonlaient travailler pouvaie:. 
le faire avec d'excellents prolessears» c^ 
M. Bance avait une sorte de conscience, mu'. 
ceux qui préféraient ne rien faire en étai<.) 
parfaitement libres, car M. Bance, soucieux li 
ses intérêts, se plaisait à considérer ses élèvt 
comme des relations mondaines qu'il c. 
été de la dernière inconvenance de contraria 
Il était animé, pourtant, d'un vif besoin >: 
despotisme, mais il avait Paponel pour le sali 
faire. 

M. Paponel, avant d'entrer à l'instituti'. 



y 



laire, Qu'il fût là ou qu'il n'y fût pas, c'était 
pareil. 

Lui, assis à sa chaire, la tête dans ses mains, 
feignait de lire, essayant de ne pas les entendre, 
de ne pas les regarder, afin de conserver, 
croyait-il, une apparence de dignité. II se sou- 
venait des heures et des heures analogues, 
subies, depuis des années, à cette même place. 
Il se souvenait des vaines tentatives faites jadis 
pour imposer nn semblant d'autorité et qui 
avaient déchaîné un tel enfer qu'il avait failli, 
du coup, être chassé par M, Bance. Il se souve- 
nait de tous les adolescents qui avaient passé 
dans celte étude et devant lesquels il s'était 
toujours senti désarmé, inférieur et humilié... 



M. Paponel ne pouvait pas ne pas entendre. 
Il eut un moment d'oubli, un sursaut de co- 
lère. 

— Monsieur Erlange, taisez- tous I cria-t il, 
en tapant sur sa chaire avec une règle. 

Ce fut une stupeur dans l'étude, mais Robert 
Erlange ne tourna pas la tête. 

— Ce n'est rien, dit-il simplement. C'est 
Patapon. 

Et il répéta sa question à son camarade. 

M. Paponel devint rouge, puis pâle. Il fit un 
mouvement pour se lever, mais ^il se vît sur le 
pavé, sans pain, et remis sa tête dans ses mains, 
vaincu. 

A force d'être en lutte avec de très jeunes 
gens, presque des enfants encore malgré leurs 
prétentions, il était peu à peu devenu puéril 
lui-même, et ce nom de Patapon constituait ' 
pour lui la suprême insulte. C'était Edouard 
Erlange, le frère aîné de Robert, qui le lui 
avait infligé trois ans avant. 

Dans ce temps-là, Edouard Erlange était 



) 



daigneux et sarcastique lui avait fait subir. Son 
frère l'imitait de son mieux, mais n'était que 
son pâte reflet. C'était Edouard Erlange qui 
avait découvert qu'une insolence muette et 
assidue blessait plus que les révoltes tumul- 
tueuses M. Paponel ; c'était lui qui, le premier, 
avait feint d'ignorer que M. Paponel existât ; 
c'était lui qui avait définitivement abaissa 
M. Paponel dans l'esprit de l'institution Bance. . 
Et puis il avait trouvé ce surnom, ce dérive 
péjoratif, ce Patapon infâme qui avait si bien 
enthousiasmé tout le monde que, pendant des 
semaines, il avait retenti d'un bout à l'autre 
de la maison, au point de faire sourire le 
majestueux M. Bance lui-même. 

De toutes ces petites choses M. Paponel 
avait trop souflertet soufrait encore trop cruel- 
lement tous les jours pour les trouver petites. 
Peu à peu, cependant, il se calma et l'élude 
passa. 

Après le déjeuner, M. Paponel alla prendre 
la surveillance illusoire de la cour. 

Les élèves s'y trouvaient déjà et tous, réunis, 



celui-ci il y avait son frère Robert qui, rouge, 
bouleversé de joie, faisait tous ses efforts pour 
ne pas pleurer, et M. Bance, paternel et satis- 
fait. 

M. Paponel entendit quelques mois ; 
a Blessé... convalescent... Tu es officier, main- 
tenant... Raconte... > 

Le vieux répétiteur, sans s'approcber, les 
regardait. H éprouvait une impression bizarre. 
Tous ceux qui étaient là lui paraissaient dif- 
férents, non pas sealement, dans son uniforme 
fatigué, Edouard Elrlange en qui il ue retrouvait 
rien de l'adolescent affecté et nonchalant de 
jadis, mais aussi son frère Robert, et les autres 
élèves, et M. Bance lui-même, dont une émo- 
lioD sincère animait la large face. 

Tout à coup, M. Paponel se sentit plus seul 
et plus misérable que jamais, et une amer- 
tume sans issue gonfla son vieux cœur. 11 
aurait voulu s'approcher lui aussi, mais n'osa 
pas, craignant, de l'un ou de l'autre, une in- 
solence qtii lui serait plus cruelle en ce moment. 



Justement le groupe s'ouvrait ; M. Bancc 
quittait la cour. M. Paponel revenait alors sur 
ses pas. Edouard Erlange le vit. Leurs yeux se 
rencontrèrent. Le jeune homme eut un léger 
mouvement et vint au vieux répétiteur, qui 
vit alors qu'il boitait un peu. 

— Comment allez-vous, monsieur .Paponel? 
demanda Edouard Erlange, en tendant la 
main, 

M. Paponel fit un soubresaut, son visage 
grimaça, il eut un gloussement rauque et serra 
la main d'Erlange. 

Erlange le regardait sans parler. Pour la pre- 
mière fois peut-être il compris sa misère, sa 
vieillesse, sa faiblesse et son abandon. Peut- 
être eut-il un remords confus ; peut-être, en 
souffrant luî-mOme, avait-il appris à ne pas 
faire souffrir ceux qui ne vous ont rien fait ; 
peut-être seulement était-il si heureux d'être 
jeune, d'être brave et d'être guéri, qu'il voulait 
être aimable pour tout le monde. 

— Alors, vous êtes toujours là ? dit-il enfin. 
Ça me fait plaisir de vous voir, monsieur Papo- 



Il n'ajouta rien. Les autres écoutaient : il 
s'éloigna avec eux et partit bientôt. La cloche 
de l'étude sonna. 

M. Paponel reprit sa place à la chaire. Il 
ouvrit un livre et. la tête dans ses mains, s'ap- 
prêta à supporter l'babitueUe épreuve. 

« Vos élèvesvous aiment bien tout de même. . . 
J'ai pensé à vous là-bas... », se répétait-il. 

Mais^ dans le silence de l'étude, le jeune 
Robert Erlange, qui était revenu en hâte après 
avoir accompagné son frère, se leva. - 

— Monsieur Paponel, est-ceque vous voulez 
bien me permettre d'aller dans ma chambre 
prendre un livre que j'ai oublié ? demanda- 
t-il poliment. 

M. Paponel dit oui, et connut que le fardenu 
s'était un peu allégé, qui pcsaitsursa misérable 
destinée. 



> 



AUTRES RÉCITS 



Yvonne, ayant coosu le dernier point, posa 
la poupée debout sur une chaise devant elle, 
et l'admira. 

— Elle est épatante ( La petite sera en- 
chantée I 

Sa tante, qi|^ travaillait à côté d'elle dans le 
petit salon, ne put retenir un léger tressaille- 
ment ; certains mots la choquaient incurable - 
ment. Elle vivait auprès d'Yvonne depuis que 
la mère de celle-ci était morte, trois ans aupa- 
ravant, et elle était aussi sèche, aussi jaune et 
aussi figée que la jeune Tille était jolie, fraîche, 
élégante, remuante. 

— Pour qui est cette poupée? demanda la 
vieille demoiselle. 



; 



Involontairement, Yvonne avait mis un 
peu d'emphase dans le dernier mot. Elle con- 
tinua : 

— Ce sont des réfugiés du Nord. On leur a 
donné du linge et des chaussures. La mère 
semble très bien... Comme elle sait broder, je 
vais lui faire faire la couverture de berceau 
pour le bébé de ma cousine Jacqueline... Moi, 
je n'ai pas le temps, et puis ça m'assomme. 
Alors, je vais l'en charger et je lui ai promis 
un cadeau pour sa petite fille... 

— C'est une de tes poupées? 

~ Oui. J'en ai huit ou dix au fond d'une 
armoire. J'ai choisi la plus belle. Ça lui fera 
plaisir à cette petite, elle n'a jamais rien... Et, 
tu vois, je l'ai mise à la mode! Regarde-moi 
ça I 

— C'est toi qui l'as habillée? 

— La femme de chambre a fait les coulures, 
mais j'ai arrangé l'ensemble, et le chapeau e^ 
de moi, Ça m'a amusée. Je vais la perler de- 



— uui. lu vienaras avec moi... uu reste, ii 
faut se rendre compte des choses, et mainte- 
nant, à l'œuvre, nous avons décidé de faire les 
enquêtes nous-mêmes, sur place. 

— Où est-ce? 

— Au fond des Gobelins. J'ai l'adresse sur 
mon carnet. Un quartier perdu... Non, tante, 
ne gémis pas ! tu sais bien que papa, pour les 
questions d'œuvres, me laisse faire ce que je 
veux. Et puis, nous irons avec l'auto. On ne 
nous mangera pas I 



La nuit tombait dans un brouillard aigre 
quand, le lendemain, elles descendirent d'auto. 

La rue était sale, la maison sordide. La tante 
eut un léger recul, mais elle suivit Yvonne qui, 
chargée d'un gros paquet, s'engageait résolu- 
ment dans une allée noire, au fond de laquelle 
clignotait tm papillon de gaz. 

Les poings aux hanches, debout au seuil d'un 



» 



loir à gauche. On y allait les yeux fermés ; 
fallait seulement prendre garde aux carreaux 
de par terre qui étaient en morceaux... Mais si 
ces danjes voulaient qu'on fasse la commis- 
sion?... 

Déjà Yvonne gravissait l'escalier obscur, 
couvert de boue gluante et d'épluchures où on 
glissait. A travers les portes on entendait des 
criailleries. Trois gamins, qui se battaient, 
faillirent, au deuxième palier, renverser )a 
vieille demoiselle. Au-dessus, elles durent se 
courber pour passer sous des cordes où dé- 
gouttaient des haillons. Plus elles montaient, 
plus il faisait noir et plus ça sentait le moisi, le 
graillon et la crasse. 

— Comment peut-on vivre là-dedans I mur- 
mura, avec irritation, Yvonne, qui était sans 
indulgence pour la saleté. 

Au quatrième, se trompant tout d'abord, elle 
frappa à une porte qui, n'étant que poussée, 
s'ouvrit. Yvonne entrevit un vieillard hirsute, 
la pipe 9 la bouche, assis sur un grabat et tout 



taioe d'années^ vêtue d'une mince robe éli- 
mée, un fichu noir sur la tête, leur ouvrit. 
Effarée d'abord, puis comprenant, elle devînt 
très rouge, remerciant, s'excusanl de la 
chambre où entraient ces dames. 

C'était une pièce étroite, carrelée, glaciale, 
qu'éclairait mal une lampe à essence. Il y 
avait un lit de fer réparé avec de la ficelle, 
deux chaises usées, une table en bois blanc, 
un poêle éteint et un petit bulfet de cui- 
sine peint en noir. Le tout parfaitement 
propre. 

Une petite fille de huit à neuf ans était de- 
bout devant un petit banc qu'elle venait de 
quitter et où elle s'amusait avec de vieux bouts 
d'étofie qu'elle tenait encore. 

— Je suis venue pour le travail dont je vous 
ai parlé, disait Yvonne à la mère... Et puis, 
pour tenir ma promesse... Eh bien I Emma, tu 
ne me reconnais pas?... 

— Mademoiselle, vous êtes trop bonne... 

13 



) 



Yvonne éprouvait une gêne confuse. Jusque-l^ 
elle n'avait vu la misère que dans la grasse, I^ 
désordre et le laisser-aller. Cette iodigeiic- 
convenable et nette l'impressionnait. 

Mais elle vit la petite fille dont les yeu:. 
étaient ardemment fixés sur le paquet. Elle ri: 
et se mit à le défaire. 

— Oui^ c'est ta poupée I Et je vais te k 
donner tout de suite I 

— Emma, voyons..., grondais mère. Made- 
moiselle, excusez-la, depuis que je lui ai di: 
que vous auriez la bonté... elle en rêve... mon 
Dieu, mais c'est trop beau I.,. 

Du paquet était sortie une grande poupOu 
resplendissante. Elle avait une magnifique 
robe, courte et à godets, en satin rose brillani 
un boa au cou et. sur sa perruque fauve biun 
coifTée, un joli petit chapeau de velours blanc 
avec une aigrette noire. 

— Elle est jolie, n'est-ce pas? dit gaiement 
Yvonne à la petite. Elle a été ma Hlle, tu sais, 
et c'est moi qui l'ai habillée... Eh bien! tues 
contente? 



cicment, et tremblante, la tenant avec respect, 
l'emporta vers le coin où étaient son banc et 
ses chiffons. 
La mère intervint. 

— Emma, veux-tu dire merci mieux que 
ça I... Mademoiselle, excusez«la... Elle est folle 
de joie... Vous savez, les enfants... Pensez que, 
depuis dix-huit mois, elle est privée de tout. 
Dame il fout que je paie mon loyer... et la vie 
est si chère... on arrive bien juste à manger... 
Et pois, la petite n'est pas forte, ça occasionne 
des frais... C'est pour cela que je me suis per- 
mis de venir à votre œuvre... Et,je vous assure, 
j'ai hésité ; pensez, quand on n'a jamais de- 
mandé... Nous ne manquions de rien chez 
nous... Mon mari gagnait bien. 

— Où est-il ? demanda Yvonne. 

— Je ne sais pas. — Elle eut un geste VLigue 
et résigné. — Quand la guerre a commencé, il 
était en Belgique pour du travail... J'espère 
qu'il est seulement prisonnier... Et lui non 
plus, s'il... vit encore, il ne sait pas ce que 
nous sommes devenues. Il a fallu nous sauver. 



l 



jusqu'ici... Et, à Paris, nous ne connaission 
personne. Nous nous sommes trouvées perdue: 
toutes les deux.seules, sans rien... Mais je sui- 
trop contente maintenant que je trouve un pci 
de travail de temps en temps, reprit-elle apit- 
une pause. Alors, Mademoiselle, vous vouk/ 
bien me conQer une broderie? 

— Oui, dit Yvonne, je vous l'ai apportée. 
La tante produisit la couverture de berceau 

qui était dans son sac. 

— Vous êtes bonne brodeuse 7 reprit la jeuii- 
fille. Il faut que cela soit très joli. C'est pour 
un cadeau. Voilà le dessin. Pour les guir-< 
landes... 

Elle expliqua minutieusement ce qu'cIKi 
voulait. La tante donna son avis. La jeunti 
femme écoutait religieusement et, comme 
Yvonne fixait un prix, inespéré, elle remercii 
beaucoup. 

Les dames se levèrent. 

— Au j-evoir, Emma I cria. Yvonne. Et ( 
poupée, vous vous entendez bien ensemble? 

La petite fîlle était agenouillée devant s( 
banc qu'elle cachait. Elle se releva et se n 



épaules en guise de corsage et un troisième 
noué en fichu sur la perruque fauve. Cela lui 
donnait l'air pauvre et triste. On eût dit une 
petite caricature d'indigence. 

— Mais tu es folle, Emma I cria la mère ter- 
rifiée en voyant le mécontentement d'Yvonne. 
Toi qui es toujours si sage, qu'est-ce qui t'a 
pris?... Mademoiselle, excusez-la... 

L'enfant paraissait ahurie. Elle regarda sa 
mère, les deux dames, la robe rose qui faisait 
une tache claire danslecoin,et enfin sa poupée- 

— Mais puisque c'est ma fille, faut bien 
qu'elle soit comme nous, dît-elle. 

Sa mère avait un peu pâli. Ses lèvres trem- 
blaient, mais elle fit un effort. 

— Mademoiselle, vous lui paidonnez! Elle 
csl folle, je croîs... Les enfants, ça ne sait pas... 

— C'est vrai... c'est vrai... balbutia Yvonne 
d'une voix étranglée. On ne sait pas... 



^ 



DOUDOU 



À la terrasse d'un café des boulevards, dans 
une douceur brumeuse d'après-midi tiède, 
M. Plautin père et M. Plautiu fils, qu'on appe- 
lait Doudou, étaient assis côte à cale. Ils se res- 
semblaient autant qu'un enfant de buit ans et 
un bomme de cinquante ans peuvent se res- 
sembler. Ils avaient le même genre de vête- 
ments confortables et chers, le même air de ri- 
chesse, de saine santé, et de calme solide et 



Il tira son père par la manche. 

— Papa 1 

— Doudou ? 

M. Plautin avait tourné la tête avec un peu 
d'anxiété. Il se trouvaitbicn là et craignait que 
Doudou voulût s'en aller. Il était veuf depuis 
plusieurs années, très riche, inoccupé et avait 
toujours gâté ses enfants, surtout celui-là, venu 
tard. Maintenant que son autre flls, Armand, 
qui avait vingt-deux ans, était à la guerre, il ne 
savait plus rien refuser à Doudou par lequel il 
se laissait tyranniser avec une admiration ra- 
vie. 

— Je veux des pailles, comme le monsieur 
d'à côté, pour boire mon sirop, dit Doudou. 

Doudou eut les pailles, M. Plautin reprit son 
journal. Ce fut pour peu de temps. 

— Papa ! 

— Doudou? 

— Voilà qu'il pleut I Ici on est à l'abri... C'est 
amusant... Regarde la grosse dame qui tra- 
verse... Dis donc, est-ce qu'il pleut aussi, là où 
il est à se battre, Armand ? 



cordants. Devant la terrasse, indifférent à 
l'averse, nu-têle, son chapeau sous le bras gau- 
che, sa main droite sur le cœar, un gamin 
d'une dizaine d'années, vêtu de velours brun 
élimé, chantait de toutes ses forces, la bouche 
ouverte jusqu'aux oreilles, et avec une éner- 
gie si déterminée qu'il en était pourpre et 
qu'on se demandait comment un tel volume 
de voix pouvait sortir de sa poitrine mai- 
gre. Des passants s'arrêtèrent ; M. Plautîn 
posa son journal ;.DoudoU avait lâché ses 
pailles. 

Quand le gamin eut fini sa chanson, à la- 
quelle on ne pouvait comprendre un seul mot, 
il se glissa, son chapeau à la main, entre les 
tables. 

M. Plautin lui donna cinquante centimes et 
l'interrogea pour l'édification de Doudou. 

— Dites-moi, mon petit ami, n'avez-vous 
donc pas de parents pour qu'on vous laisse va- 
gabonder ainsi ? 



quante centimes avait droit à quelques égards, 
même quand il se mêlait de ce qui ne le regar- 
dait pas. 

— D'abord, je ne vagabonde pas. Je chante 
pour amuser le monde. Y a pas de mal. 

— Sans doute, mais vous seriez mieux à 
l'école, dil M. Plautin avec conviction. 

— Ça se pourrait, mais aujourd'hui j'ai pas le 
temps. Y a maman qui s'est foulée la cheville, 
alors elle peut pas aller travailler. Alors fiau- 
bîen que je me dégrouilte... Excusez, je vas en 
pousser une autre... 

Il recommença aussi fort qu'avant. Sa figure 
redevint pourpre ; ses accents furent aussi dis- 
cordants. Lorsqu'il eut jeté son dernier cri, il 
repassa parmi les tables et M. Plautin ne crut 
pas pouvoir faire autrement que de lui re- 
donner cinquante centimes. 

— Merci beaucoup, dit le gamin avec une 
grimace d'allégresse pour Doudou. Vous êtes 
amateur, à ce que je vois. Je chante bien, 
n'est-ce pas ? S'agit de crier fort, et en mesure 
si on peut, sans s'occuper des paroles... Alors 
ça va... Avec vos vingt sous ça me fait cin- 



> 



Mais c'est mon frère Auguste qu'est là-bas dans 
l'Est... Alors, faut bien lui envoyer des trucs, 
pas? Et c'est pas bon marché... Alors, de temps 
en temps, je chante comme ça, aux terrasses 
des cafés chics... D'autant plus, ce mois-ci, 
que maman elle peut pas gagner... Ça se pour- 
rait pas qu'il ait rien, Auguste. . . Et vous parlez 
si je suis content quand je porte son paquet rue 
du Bouloi... Au revoir, m'sieor, merci bien... 
Je file... Y me faut encore vingt-cinq sous... 

Avant que M. Plautin ait eu le temps de por- 
ter la main à sa poche, il s'était éloigné parmi 
la foule : M. Plautin reporta son regard sur 
Doudou. Celui-ci restait assis, très sage, l'air 
absorbé. M. Plautin reprit son journal. 

Il y était plongé depuis quelques minutes 
quand, tournant les yeux, il sursauta : la chaise 
auprès de lui était vide. En même temps, de 
faibles sons rauques et plaintifs frappèrent son 
oreille, et ily reconnut la voix de Doudou. Il 



bouche Tendue jusqu'aux oreilles... chantant... 
M. Plautin, suffoqué, courut, le saisit. 

— Petit malheureux 1 Qu'est-ce que tu fais là ? 

— Laisse-moi 1 laisse-moi, je te dis 1 — Dou- 
dou trépignait. — Je veux faire comme le petit 
garçon 1 Je veux chanter pour gagner des sous ! 

— Mais tu es fou ! Pourquoi faire, des sous ? 
Tu as tout ce que tu veux 1 

— C'est pour envoyer des trucs à Armand ! 
Le petit garçon, il envoie à son frère ! Je veux 
envoyer au mien I 

— Mais envoyer quoi ? Nous lui expédions 
tout ce qu'il lui faut, tu le sais bien... Enfin, 
puisque ça te fait plaisir, tu vas choisir toi- 
même ce que tu veux pour lui. Il en sera très 
content. Tiens, voilà vingt francs. 

Mais Doudou, enragé, trépignait de plus belle. 

— C'est pas la même chose 1 cria-t-ii. J en 
veux pas de tes vingt francs ! Je veux chanter 
aussi I Je veux de l'argent que j'aurai gagné ! 

M. Plautin resta déconcerté. C'était le pre- 
mier caprice de son fils que sa fortune ne Itii 
permettait pas de satisfaire. 



IiB BON EXEMPLE 



Dans la voiture qui les emmenait vers le 
quartier Saint-Jacques, M. Plautin entreprit 
d'expliquer à Doudou quel était le but de la 
course qu'ils faisaient. Ce jour-là, M. Plautin 
voulait montrer à son fils un exempte salu- 
taire. 

— Doudou... commença M. Plautin. 

— Papa? 

Doudou, qui était mortifié d'avoir les jambes 
trop courtes'pour mettre ses pieds sur le stra- 
pontin eu face de lui, comme il essayait de le 
faire depuis un moment, tourna la tête d'un air 
maussade. 

— Tu te souviens de ton camarade Roger 



— Oui, je m'en rappelle, dit Doudou, II éiait 
davantage vieux que moi et il voulait pas les 
jeux que je voulais. 

— On ne dit pas je m'en rappelle, observa 
M. Plautin, ce n'est pas bien. Et tu te souviens 
aussi que le père de Roger, M. Cantel, a été au 
collège avec moi quand nous étions tous deux 
des petits garçons ? 

— Oui, je m'en rappelle, dit Doudou en 
bâillant. 

— Eh bien ! c'est eux que nous allons voir. 
Ils ne sont pas heureux. M. Cantel a perdu toute 
sa fortune à cause de la guerre. Maintenant, il 
n'a plus rien, et il est tombé malade. Roger est 
avec lui, et c'est un enfant très courageux. Nous 
allons les voir et les aider. 

Doudou ne répondit pas. Ce que lui disait 
son père n'éveillait en lui aucune idée précise. 

La voiture s'arrêta enfin dans une rue que 
Doudou trouva moins bien que l'avenue du 
Trocadéro où ils habitaient. La maison lui 
causa une impression analogue- 

M. Plautin, renseigné par une concierge 
hydropique et glapissante, qui fît peur à Dou- 






bien et qu'il était couché dans la seconde 
chambre du logement. 

— Je vais causer avec lui, dit M. Plautîn. Tu 
vois, Roger, j'ai amené ton ami Doudou. Restez 
ensemble, mes petits. 

II entra dans la chambre dumalade.Lesdeux 
enfants, laissés en tête à tête, s'observèrent, 
Roger, un peu rouge, semblait gêné. Doudou 
regardaitla pièce exiguë, mal meublée, sombre 
et d'aspect presque indigent. Il regardait sur- 
tout Roger avec ahurissement, reconnaissant à 
peine son ancien camarade dans ce garçon 
grandi, maigri, et qui avait presque l'air d'un 
pauvre avec ses habits râpés devenus trop justes 
et ses gros brodequins à clous. 

— Ton père est bien gentil d'être venu, dit 



— nous, maintenant, on est pauvres, con- 
tinua Roger. Ton père l'a expliqué, hein ? On 
est devenus pauvres. C'est pour ça que je ne 
vais plus au collège. Papa est malade. Moi je le 
soigne, et puisje travaille... 

— Tu fais quoi ? dit Doudou, pour qui le 
mot travail signifiait exclusivement des devoirs 
à faire et des leçons à apprendre. 

— D'abord, je soigne papa ; je lui donne ses 
potions ; et puis je fais le ménage, je balaye, je 
range, je lave la vaisselle, je vais acheter les 
provisions. Ça, c'est "difficile, parce que les 
choses sont chères et qu'il faut faire durer 
l'argent. On n'en' a presque plus. On a tout 
vendu — toutes les affaires de papa et toutes 
les miennes... Mais ça m'est égal... 

— Et les devoirs, t'en fais pas? demanda 
Doudou, dont les yeux exprimaient un étonne- 
ment mêlé de respect. 

— J'enfais quand j'ai le temps, mais tu com- 
prends je ne vais plus à l'école comme les gosses, 
expliqua Roger qui commençait à prendre de 
l'assurance en voyant l'effet qu'il produisait sur 



— Je ne sais pas encore... Je verrai... Il faut 
bien que je gagne ma vie et celle de papa, puis- 
qu'il est malade... J'aimerais assez à être méca- 
nicien, à cause des automobiles ou des avions. 
Mais si papa n'avait pas tant besoin de moi, je 
crois que ce que je préférerais ce sérail de m en- 
barquer sur un navire... 

Il disait ce qui lui paraissait le plus scnsa- 
tionnel. II s'arrêta, jouissant de l'eflet produit. 
Tout ce qu'il faisait, de tout son cœur, pour 
son père, toute sa besogne quotidienne, toute 
sa gêne, tout le bratal changement de son exis- 
tence, avaient cet avantage, au moins, de faire 
de lui un homme aux yeux du camarade resté 
un enfant heureux, choyé, gâté et sans respon- 
sabilité. Et Roger y trouvait une petite revanche 
d'amour- propre. 

— C'est la vie, ajouta-l-il, avec gravité. Tu 
comprendras ça plus tard... 

Doudou resta silencieux. Il avait hâte de s'en 
aller. Enfin, la porte de Ir. chambre se rouvrit 
et M. Plautin reparut, à qui le malade criait 



— Eh bien I Uoudou, tu as été content de 
revoir Roger ? demanda M. Plautîn, lorsqu'ils 
se retrouvèrent en voiture. 

Doudou, absorbé, ne répondit pas. 

— Tu penses à son courage, à son dévouement , 
n'est-ce pas ? continua M. Plautin. C'est très 
beau, cela... Mais je suis bien sûr que, si nous 
étions ruinés, si j'étais malade, mon petit 
Doudou saurait faire la même chose, saurait 
être aussi dévoué, aussi... 

Il s'interrompit interloqué. Une affreuse an- 
goisse bouleversait le visage de Doudou qui se 
jeta contre son père. 

— J'ai peur 1 j'ai peur ! hurla-t-îl. Je pourrai 
pas faire comme Roger I Je pourrai jamais I Tu 
ne va pas devenir malade, dis I Nous n'allons 
pas devenir ruinés I 

— Mais non, mais non, c'était pour rire, 
voyons, dit M. Plautin, un peu abasourdi, et 
qui ne put s'empêcher de penser qu'il serait 
peut-être utile, un jour ou l'autre, d'apprendre 
à Doudou que la vie ne le gâterait sans doute 
pas toujours. 



M. Plautin, les mains dans les poches de 
son paMalon, était debout au milieu du salon. 
Doudou, assis sur le tapis, édifiait une cons- 
truction chancelante avec des boites à cigares 
vides. 

— Doudou ! 

— Papa ? 

La voix de Doudou était rechignée. Pour 
une cause qui restait mystérieuseï depuis 
quelque temps H était aussi grognon qu'il pou- 
vait, tandis que son père le gâtait plus en- 
core que de coutume, bien que ce fût di£(i- 
cile. 

— Pourquoi ne t'amuses-tu pas avec les beaux 



minait de toute sa hauteur. M. Plautin avait 
l'air aimable et Doudou avait l'air revéche. 

— Parce qu'ils m'embélent, articula Doudou 
nettement. 

M. Ptaulin était accoutumé aux façons de 
s'exprimer de son fils, qui n'avait paslliabi- 
tuile de déguiser ses sentiments. Pourtant, il 
s'indigna. 

— Eh bien 1 Doudou 1... En voilà des expres- 
sions I Et c'est peu gentil pour M"' Bresles, qui 
t'apporte de si belles choses... 

Doudou ne répondit pas. M*" Bresles le com- 
blait de cadeaux, mais il la détestait. Pourquoi 
son père la voyait-il si souvent et avec un plaisir 
si évident ? Pourquoi s'occupait-elle de l'amé- 
nagement futur de l'appartement ? Pourquoi 
avait-elte, envers lui. Doudou, des manières 
familières et maternelles ? Doudou n'avait pas 
connu sa mère, qui était morte quand il avait 
un an, mais il ne voulait pas que M""* Bresles 
fit .semblant de l'être. Tout cela lui déplaisait 
et il le montrait de toutes ses forces, pressen- 
tant inslinctivcmcnt qu'un (['vénemenl allait se 



Bresles? reprit M. Plautin. Tu si\is que ton 
frère Armand a beaucoup d'aftection pour elle. 
Kt toi, elle te gale tellement... Nous allons la 
voir aujourd'hui... 

— Encore !... dit Doudou. 

M. Plauliu, qui se préparait à annoncer la 
grande nouvelle à son fils, sursauta. 

— Doudou I Qu'est-ce que cela veut dire ? 
M"* Bresles va venir ici tout à l'heure. Je 
compte que tu seras aimable... Mon petit 
garçon, je vais te dire... 

Un coup de sonnette l'interrompit. C'était 
M"*" Bresles elle-même, une souriante jeune 
femme blonde, élégante et jolie. Elle portait 
un énorme paquet ficelé. Quand elle eiifra, 
M. Plautin, radieux, se précipita au-devant 
d'elle, Doudou se renfrogna encore. M™* 
Bresles, sans vouloir s'en apercevoir, se pencha 
vers lui. 

— Bonjour, Doudou 1 Veux-tu m'embrasser ? 
Doudou se laissa embrasser. 

— Tiens, continua-t-elle, ceci, c'est pourtoi. 



— Vous le gâtez, chère amie I Vous êtes trop 
bonne pour lui 1 s'exclamait M. Plautin. Qu'est- 
ce donc encore ? 

— Un chemin de fer, un vrai, sur rails, avec 
une vraie locomotive à vapeur, dit la jeune 
femme en riant. J'espère que ce n'est pas un 
jouet qu'il a déjà ? 

— Non, et justement ces jours-ci... il m'en 
demandait un... Mais vous le comblez telle- 
ment... Voyons, Doudou, regarde ton jouet... 

— Non, dit Doudou. 

— Comment ? Pourquoi ? 

— Parce que j'en veux pas, ça m'embête ! 
dit Doudou inexorable. 

M. Plautin devînt très rouge. Peut-être eut- 
il envie de gifler Doudou, mais il l'aimait trop 
pour se laisser aller à cette extrémité. Il se con- 
tenta de le gronder, mais avec une violence 
que Doudou n'avait jamais connue. 

— Je vous en prie, laissez-le, intervint 
M""Bre3le3.Il a un peu de mauvaise humeur... 
Cela se dissipera. Voulez-vous que nous allions 



uuuuvu, lige ei Dosuie, eian toujours par 
(erre, maniant ses boites et tournant ostensi' 
blement le dos au paquet de M"'* Bresles. 

— Mon ami, dit celle-ci quand elle fut seule 
avec M. Plautin, je dois vous demander de ne 
jamais gronder votre fils à cause de moi. Je 
vous assure, c'est très sérieux. L'idée qu'en 
devenant votre femme je ferai le malheur de 
cet enfant m'est odieuse. Je ne puis pas sup- 
porter qu'on souffre à cause de moi. Jen'ai pas 
été tieureuse pendant mon premier mariage ; 
cela m'a donné le goût du bonheur pour moi 
et les autres. Je ne veux pas être une belle- 
mère, vous comprenez, ajouta-t-elle en riant. 
C'est un rôle qui ne me va pas du tout. Je veux 
que Doudou m'aime... Et il m'aimera... Mais 
je vous en prie, ne faites pas d'avance, de moi, 
pour lui, une ennemie... Je saurai le prendre- 
Il est sensible... 



ue cet t:iiiuiii 4UI i;uiii|iicuu «ju ii ne sent pma 

seul avec VOUS, qui peut-être est jaloux déjà. 
Il faut qu'il se rende bien compte qu'il sera, si 
possible, plus heureux encore, plus choyé, plus 
g;\lé qu'avant. Du reste, si les choses étaient 
autrement, vous-même, qui l'aimez tant, vous 
souiïririez et peut-être m'aimeriez-vous moins.. . 

— Suzanne, Suzanne, comme vous êtes 
bonne I... 

M. Plautin regardait, extasié, la jeune femme. 

— Voilà ce que je voulais vous dire, reprit- 
elle. Et maintenant, si vous n'avez pas d'autre 
projet, nous pouvons aller chez votre anti- 
quaire pour ces fauteuils... 

— Dans deux secondes je suis à vous, chère 
iiniic, dit M. Plautin radieux. Le temps de 
prendre mon pardessus, 

II quitta la pièce. M°" Bresles, seule, revint 
vers le grand salon dont elle entr'ouvrit dou- 
cement la porte. 

Doudou était toujours à genoux par terre, 
maiS'Ses boites ne l'occupaient plus du tout. 
Il avait doucement ouvert le paquet ficelé, et, 



ce qu'eue avait dit dans le petit salon à 
M. Plautin, maisDoudou n'était plus rechigné. 
Il regarda la jeune femme avec la dernière gra- 
vité et lui dit seulement : 

— Il y a aussi des aéroplanes qui sont épa- 
tants. Je n'en ai pas. 

El M"" Bresles comprit que Doudou donnait 
on consentem ent. 



J 



LBS OVZB JOURS 



— Cela fait onze enfants, expliquait 
M"" Bresles, toute à son projet : Louise Dubois 
en a quatre, Mathilde Campry deux, Céline 
Vérant, la plus malheureuse de toutes, deux 
aussi, il y a les trois petits Buvat. Ce seni 
pour la veille de Noël. Alors, mon ami, vous 
voulez bien que cela se passe ici, chez vous '! 

— Est-ce que, ici, ce n'est pas déjà chez vouk, 
Suzanne ? dit M. Plautin. 

il regardait la jeune femme avec une ten- 
dresse radieuse. La date de leur mariage était 
maintenant très proche, et M. Plautin dissi- 
mulait mal son bonheur. 

— Quand je dis ici, reprit M°" Bresles que 



— Tout ce que vous voudrez, chère amie. 

— C'est entendu. Ils viendront tous à 
quatre heures. On préparera un bon goûler 
substantiel et, pour chacun de ces pauvres 
petits, il y aura un vêtement complet, du 
linge, des chaussures et... 

— Un peu d'argent pour les mères, dit 
M. PlauUn. 

— Oui, mais aussi il faut que chaque enfant 
ait un jouet, un vrai jouet. 

— Un jouet?... (M. Phiutiu hésita ; il était 
riche et généreux, mais très raisonnable, et ne 
put s'empêcher de dire sa pensée.) Un jouet I 
ma chère Suzanne, est-ce bien nécessaire en 
ces lemps-ci ? Ne vaut-il pas mieux augmenter 
un peu la somme d'argent ? Ne croyez- vous pas 
que les enfants, surtout ces enfants-là, doivent 
apprendre que toute dépense inutile... 

M°"Bresles secoua la tête : 

— Non, ils ne doivent pas, ils sont trop 
petits. Ils l'apprennent d'ailleurs assez, soyez- 
en sûr. C'est Noël. S'ils n'ont rien, ils seront 



ront aucune dépense qui, de notre pari, po;:. 
rail être mieux employée en effet. Ces joucl..| 
je vais les demandera Doudou qui en a \ 
armoires pleines. 
M. Plaulin eut une hésitation. i 

— Doudou est généreux, c'est inconteslaijii I 
murmura -t-il, mais ce n'est qu'un enfant tl 1. 
lient à ses affaires, cela se comprend... Enfi;:. 
si vous croyez... 

— Oui, dit M"" Bresles avec fermeté. Doudi-i 
a bon cœur, et je veux qu'il s'associe à noli. 
projet. Je suis sûre qu'il le fera volontiers. 

— On va voir, dit M. PlauUn, qui ail 
ouvrir la porte et appela son fi?s. 

Doudou arriva sans hâte, les mains dans lis 
poches. 

Son visage s'éclaira légèrement quand il vil 
M"" Bresles qu'il vint embrasser, car mainic- 
nant ils étaient au mieux ensemble. 

M™" Bresles lui exposa son projet. 

— Tu comprends, Doudou, terrai na-t-ellu. 



jouets dont tu ne te sers jamais, puisque main- 
Icnant tu es grand. Alors, veux-tu donner 
onze de tes jouets pour que chacun de ces 
pauvres petits en ait un ? 

Doudou avait écouté, le sourcil fioncé . 
M. Plautin attendait, un peu inquiet, la réponse 
de sou fils. Mais Doudou n'hésita pas. 

— Oui, dit-il, je veux bien. 

— Mon chéri! cria M. Plautin enthousiasmé. 

— J'en étais sûre, dit M"' Bresles. C'est très 
bien, Doudoa, tu es très généreux. 

Doudou haussa les épaules. 

— Non, je ne suis pas généreux, dit-il gra- 
vement, parce que ça m'est égal de donner mes 
joujoux. Jen ai des quantités. Je ne les regarde 
jamais. Ça ne m'amuse plus. Je suis ^trop 
ijiand. Venez, ajouta-t-il en tirant par la main 
M""" Bresles, on va en choisir onze beaux. 

La veille de Noël, dans le fumoir aménagé 
tout exprès, les onze enfants pauvres étaient 
réunis. Ils avaient de quatre à huit ans. Leurs 
mines chétives et pâles, leui-s vêtements indi- 



silencieux, les observait. 

M"* Bresles commença par les faire goûter 
solidement, ce qui les anima un peu. Puis ce 
ut, au milieu des remerciements et des effu- 
sions de gratitude des mères, la distribution 
des vêtements et des chaussures. Les enfants 
devinrent gais. Ils avaient assez d'expérience 
pour apprécier ce qui les empêcherait d'avoir 
froid et d'avoir les pieds mouillés. Le plus 
petit des Buvat eut un rire heureux quand il se 
vit avec des chaussures neuves, et une petite 
fille de sept ans ne consentit pas à se séparer 
du manteau qu'on lui avait mis sur le dos. 

Mais, soudain, parurent onze bottes flcelécs 
que M"* Bresles distribua, Doudou s'y étant 
obstinément refusé. 

Il y eut un silence religieux. Les onze 
enfants, palpitants, tenaient les boites. 

— Défaites-les donc, dit M°* Bresles en sou- 
riant. Us obéirent. 

Les jouets apparurent, de beaux jouets qui 



jamais il leur serait permis, même, de les voir 
de pins près. 

Alors, la joie des onze petits, quand ils eurent 
compris que c'était pour eux tout à fait et 
({n'ilsles emporteraient, fut quelque chose qui 
ne causait aucun plaisir car elle est trop intense, 
trop aiguë, trop profonde, etelle indiquait trop 
qu'ils n'avaient jamais rien. Et ils oublièrent 
tout pour jouer tout de suite, par terre, furieu- 
sement. Pour la plupart, jouer consistait à 
regarder ardemment leur cadeau dont ils 
n'osaient encore se servir. Pourtant, le petit 
Buvat se mit à imiter le bruit de la locomotive 
en faisant aller sous la table le chemin de fer 
qu'il avait. 

— Suzanne, comme vous avez eu raison... 
dit M. Plautin d'une voix étouffée et en serrant 
la main de M"" Bresles. 

Doudou, de son coin, regardait de toutes ses 
forces. 11 regardait ses joujoux, qui n'étaient 
plus à lui, aux mains des enfants extasiés. Il 
les regardait sans les reconnaître. Il les décou- 



que c'étaient de merveilleux joujoux et les seuls 
qu'il aimât parmi tous ceux qu'il avait. Il était 
pâle, crispé, un peu tialetant. Il eut un mouve- 
ment comme pour arracher au petit Buvat 1c 
l>eau chemin de fer, mais il s'arrâta et, sans 
mot dire, regarda s'en aller les onze petits et 
les onze jouets. 

Et, comme M"' Bresles revenait dans L-i 
pièce, elle le trouva qui sanglotait, tout en 
se répétant à lui-même: 

— Je suis généreux, je suis généreux, je suis 
généreux... 



) 



LA SYMPATHIE 



Remblot, en retard, faillit perdre sa musette 
en galopant sur le quai de la gare et dégringoler 
en escaladant le marchepied ; eoflu il s'abat- 
tit dans un coin de wagon, souffla, ôta son 
casque pour s'essuyer le front, rit tout seul à la 
pensée qu'il partait en permission et étendit 
ses jambes. Ce faisant, il donna un bon coup 
de pied à son vis-à-vis, un autre soldat. 

Remblot, levant les yeux, ouvrit la bouche 
pour une excuse, mais sursauta. 

c Boa Dieu ! C'est Fontaine ! b se dit-il. 

L'autre, qui l'avait également reconnu, avait 
également tressailli. 

Avant la guerre ils étaient ennemis acharnés. 
Tous les deux, établis dans le quartier Poisson- 



installés presque en même temps, et tout 
d'abord leurs rapports avaient été vagues cl 
polis. Et puis, M°" Remblot avait dit un jour que 
M°" Fontaine portail une robe neuve vraimenl 
trop élégante pour un comptoir de charcutière. 
Et M"" Fontaine avait répondu que la coiffure 
de M°" Remblot lui donnait trop mauvais génie 
pour qu'elle puisse se permettre sur autrui la 
moindre observation de cette nature. 

Remblot et Fontaine avaient commencé par 
rire de la querelle de leurs femmes, mais ils 
étaient tous les deux d'excellents maris, et, un 
mois et demi après ces débuis, ils échangeaieiii 
les plus sanglantes injures et se colletaient au 
coin de la rue Poissonnière. 

Dès lors, de jour en jour et de mois en mois, 
la haine avait grandi entre les deux couples. 
Il n'y avait plus eu de violences directes à 
cause du scandale, funeste aux intérêts com- 
merciaux ; mais, à travers la rue, des regards 
de fureur et de mépris se croisaient, et les pires 
insultes, décochées d'une part du milieu des 
galantines et des jambons, d'autre part parmi 



Kontaine était grand et roux, avec une longue 
moustache tombante. Remblot était brun et 
trapu, avec une barbe hérissée. Mats leurs ca- 
potes étaient semblablement délavées par la 
]>Iuie, leurs brodequins boueux de la même 
houe. Us étaient, l'un et l'autre, décorés de la 
Croix de guerre. Ils avaient tous les deux, sur 
Ic-urs visages hâlés, dans leurs yeux assurés, la 
même expression de décision et d'énergie qu'ils 
n'avaient pas avant. 

Il y eut un moment de gène. Les deux 
hommes n'arrivaient pas à retrouver leurs sen- 
timents antérieurs, quêtant de choses avaient 
effacés. 

Soudain, Remblot parla. 

— Le coup de pied, c'était pas exprès. 

— Ça ne m'a pas fait mal, dit Fontaine. On 
n'est pas si douillet. 

— Alors, tu es par ici, toi aussi? demanda 
Remblot. 



1)101 <]ui eui une inspiruiiun. 

— Si on mangeait un morceau? 
Le visage de Fontaine s'éclaira. 

— C'est une bonne idée. Le train roule. On 
est tranquilles ! 

Ils mirent en commun leurs provisions. Reni- 
blot trouva sans pareil le jambon en botte <1l- 
Fontaine, et celui-ci vanla avec force le violcnl 
camembert que Remblot lui oITrit. 

— On voit que ça vient d'une bonne maison , 
déclara 1-il. 

— Comme le jambon, approuva Remblot. 
Ils rirent au souvenir des affreuses calomnies 

qu'ils avaient répandues, jadis, chacun sur ks 
produits que l'autre vendait. Dès lors, à l'ai-si.', 
ils échangèrent quelques confidences au sujet 
de leur commerce. Les femmes, en leur ab- 
sence, s'en tiraient à peu près. Us parlèrent dos 



dissail et Remblot l'exprima. 

— C'est malheureux qu'on ne soit pas dans 
la même section. 

— Pour sûr, dit Fontaine, avec conviction. 
Et c'est malheureux aussi qu'on soit restés si 
longtemps fâchés sans savoir pourquoi. 

Remblot bourra sa pipe et prononça : 

— C'est la faute des femmes ! 

— Un peu! dit Fontaine. Passe-moi du feu. 
Il réfléchit et ajouta : 

— Qu'est-ce qu'on va faire pendant nos six 
jours?... 

Perplexes, les deux hommes se regardaient. 
Ils se comprenaient parfaitement. Ils avaient 
trop rempli le quartier de leur haine de jadis 
[tour rentrer maintenant réconciliés, sans ex- 
plications interminables. Ils reculaient devant 
la surprise et la probable résistance de leurs 
femmes, dont l'animosité subsistait, ils le sa- 
vaient, par leurs lettres. Tout cela les ennuyait 
trop, maintenant, pour qu'ils aient la patience 
de s'y plier, et ils ne voulaient pas gâcher en 



clara Fon^ine. Pour ces jours-ci, on n'a pas le 
temps. Faut être bien tranquille chacun chez 
nous, pas?... 

— Oui, dit Remblot, quand les dames s'en 
veulent... Vois-tu que ça recommence I... Du 
reste, c'est pas le moment, non plus, qu'elles 
aient des embêtements... Mais alors, quoi, on 
va se quitter à la gare, et à Paris on ne se cau- 
sera plus?... 

— Ça ne se peut pas I dit Fontaine, désolé. 

— Ecoule donc, j'ai une idée ! 

Et Remblot exposa un plan détaillé que Fon- 
taine, ravi, approuvait à signes de tête. 

A la gare du Nord, ils descendirent tous deux 
sans avoir l'air de se connaître. Leurs femmes, 
presque côte à côte et si émues qu'elles en ou- 
bliaient de âe jeter des regards de mépris, les 
attendaient. 

Après les premières effusions, les deux 
couples, dans des voitures qui se suivaient à 
cinquante mètres de distance, regagnèrent 
eur rue. 

Le lendemain matin, comme Remblot pa- 



garde ! souffla, avec indignation, M'"" Remblot 
à son mari. C'est honteux, maintenant ! 

— Rentre, va, disait en même temps M"' Fon- 
taine au sien ; les yeux qu'il te lance, ça me 
fait peur I 

Elle frissonnait. Fontaine renlra, elle reprit 
sa gaieté, et lui fît part du programme qu'elle 
avait établi pour les jours de permission. Mais 
Fontaine, à la surprise désolée de sa femme, 
déclara qu'il devait chaque soir, de cinq à sept, 
sortir pour des affaires de service. M"* Fontaine 
admit le prétexte le premier jour et en fut ré- 
voltée le second. Le troisième jour, quand son 
mari, vers quatre heures et demie, quitta la 
charcuterie, elle le suivit dans un fiacre. 

Fontaine marchait à grands pas vers le bou- 
levard, qu'il remonta jusqu'aux environs de la 
porte Saint-Denis. Il prit nne rue de traverse 
et, vers le coin du boulevard de Sébastopol, 
eulra dans un petit café. M"' Fontaine arrêta 
son cocher à cent mètres. Frémissante, car tant 
de mystère lui paraissait coupable, elle gagna 



même vitre, venait aussi de regarder. C'était 
M'"* Remblot, qui. autant qu'elle, semblait 
ahurie. 

Les deux femmes se reconaurent, mais elles 
ne pensaient plus à leur haiae, tant elles étaient 
abasourdies, car, ce qu'elles avaient tu dans le 
café, c'étaient Remblot et Fontaine, installés en 
face l'un de l'autre à la même table. Entre eux 
il y avait des vermouth et un petit tapis rouge. 
Ils fumaient leurs pipes. Ils venaient d'engager 
une partie de piquet. Ils assénaient leurs cartes 
avec des plaisanteries qui les faisaient rire tout 
haut. Us étaient si contents d'être ensemble 
qu'ils interrompaient leur jeu pour se donner 
sur les épaules des claques d'amitié. 
. — Ah ! par exemple t dit M»« Fontaine, suffo- 
quée, à M*" Remblot, qui s'efforça de rire. 

— Le vôtre avait aussi des « affaires de ser- 
vice »?Yous l'avez suivi comme j'ai suivi le 
mien?... 

M-"* Fontaine eut un petit haussement 
d'épaules : 

— Et quand je pense, ma chère, que c'est à 



peut calé, aaulontë, elles entrèrent. 



i 



LES TRANCHARD 



Le long des voies da vaste quartier popu- 
leux, dans les grandes avenues désertes, qu'ils 
li'ouvaient hostiles parce qu'elles étaient trop 
neuves, dans les vieilles rues sordides où ils 
étaient chez eux, où ils connaissaient chaque 
pavé, chaque maison, chaque ménagère, les 
Tranchard, cematîn-là, vendaient d^ tomates 
à six sous la livre et des harengs à trois sous la 
pièce. 

Le père Tranchard, un peu tordu par l'âge, 
mais solide encore, en blouse blanche et, 
comme toujours et par tous les temps, nu-téle, 
ses cheveux neigeux envolés au-dessus de son 
visage enflammé par d'anciennes intempé- 
rances, poussait la voiture. La mère Tran- 



chandisc du jour selon une harmonie glapis- 
sante qui était sa gloire. 

Les tomates étaient anémiques, les barenj^s 
étaient petits, mais la clientèle prisait surtout 
te bon marché, et la voiture des Trancbard 
s'allégeait, ce qui ne les empêchait pas de ^(^ 
chamailler, car ils n'étaient jamais d'accord, 
sinon pour entrer en conflit avec autrui. 

Après une halte chez un bistro de leurs amis, 
ils venaient de se remettre en route, réchauflc-s 
d'un café aromatisé, quand la mère Trancbarti 
interrompit son cri. 

— En v'Ià un I dit-elle au vieux. 

— On dirait que c'est un qu'on n'a pas en- 
core vu, remarqua cetui-ci, comprenant instan- 
tanément que c'était du gardien de la paix qui 
débouchait là-bas que sa femme parlait. 

La mère Tranchard eut un ricanement sau- 
vage. 

— Arrète-toil ordonna-t-elle à demi-voix. 
Et elle lança, comme un défi éclatant. In 

louange stridente et traînante de ses harengs. 

— Chouette ! On est dans l'Ilot du père la 



miné. 

Depuis des années qu'ils faisaient les quatt-e- 
snisons, les Tranchard soutenaient contre les 
n^ents de l'autorité une lutte sans trêve et qui 
k's passionnait. D'abord novices et victimes de 
prescriptions qu'ils jugeaient monstrueuses, 
puis vieux routiers rompus à toutes les ruses, 
ils avaient fini par goûter une âpre joie à ces 
collisions toujonrs recommencées. Quand, de- 
puis trop longtemps, on les laissait tranquilles, 
ils contrevenaient ouvertement aux règlements 
en vigueur, pour le seul intérêt de rallumer le 
conflit, d'affirmer leur audace, de déployer 
leurs stratagèmes. 

Nul comme le père Tranchard ne savait 
prendre l'air innocent et souffreteux d"un bon 
vieux qu'un cruel tyran persécute. Nulle mieux 
que la mère Tranchard ne savait manier l'in- 
jure indirecte ni soulever l'indignation des 
passants contre les despotes sans entrailles 
dont le caprice empêchait des gens qui ne fai- 
saient de mal à personne de gagner leur 
pauvre vie. Du reste, comme ils êtnieni, à part 



ciles où la passion et le point d'honneur les 
entraînaient. 

Le père Tranchard avait donc fait halte à 
six pas d'une fruiterie et la mère Tranchard 
annonçait qu'elle avait de belles tomates d'une 
voix dont les vitres tremblaient. 

L'agent arriva A ses observations, le père 
Tranchard feignit de suffoquer d'une terreur 
qui le fit s'appuyer, défaillant, à sa voiture ; la 
mÈre Tranchard joua celle qui ne savait pas cf 
commença à tue-iête des excuses dérisoires, où 
l'insolonce se cachait à peine sous ses lamenta- 
tions. 

— Fini de rire, v'tà le père la Rogne, souffla 
le vieux. 

C'était un brigadier, le plus redoutable de 
leurs adversaires, celui contre lequel, depuis 
des années, ils avaient soutenu le plus de dé- 
bats, accumulé le plus de rancunes. Le sur- 
nom injurieux était gratuit, car il ne se fâchait 
jamais, mais froid, avisé, impitoyable et juste, 
il savait les trucs et déjouait les ruses. Les 
Tranchard l'exécraient et, au fond de leur 



) 



yeux calmes et inflexibles, tout en lui respirait 
l'autorité qui ne transige point. 

Sans mot dire, il écouta les explications de 
l'agent et les soi-disant excases de la mère 
Tranchard, mais dans la voix de celle-ci la 
rage sifflait déjà et elle ne fut pas polie long- 
temps. Alors, il ordonna au vieux de pousser 
sa voiture jusqu'au poste. 

En recliignant, le père Tranchard obéit. Au 
coin de la prochaine avenue, le brigadier lui fit 
faire halte. Il renvoya son subordonné à son 
service. Puis il se retourna vers le couple. 

— Vous devriez avoir honte... commença la 
mère Tranchard. 

Mais il l'interrompit de sa voix brève. 

— Vous avez un fils? 

Les Tranchard échangèrent un coup d'œil. 

— Voui, dit la vieille. Quéque ça peut vous 
faire? 



) 



donnant ainsi le plus bel exemple de courage 
cl de dévouement... 

Il savait par cœur la citalioti, qu'il récitait 
d'un ton monotone. 

— Voui, c'est mon garçon 1 Tout le monde 
sait ça I C'a été dans le journal I dit la mère 
Tranchard, illuminée d'orgueil. Et puis?... 
acheva-t-elle en essayant, sans y parvenir, de 
rester hostile. 

— Le sergent s'appelle Albert Maîret, dit le 
brigadier, — et cette fois sa voix tremblait im- 
perceptiblement, — c'est mon neveu... 

— Je le savais, dit majestueusement le père 
Tranchard. El je trouve que Désiré a bien fail. 



pas trop... un reste, non, taites ce que tous 
voulez, bien entendu... Moi-même... (Il hésita, 
fît un eBort désespéré) moi-même... je fermerai 
les yeux... 

II tourna les talons, fit deux pas raides et 
revint. . 

— Merci encore. Je vous remercie tous les 
deux... 

Gauchement il leur donna une poignée de 
main et, cette fois, s'éloigna. 

— Eh ben... eh ben... Il est pas tout comme 
on croyait, murmura la mère Tranchard en le 
suivant des yeux... Enfin, nous v'ià tranquilles, 
reprit-elle, en se retournant vers le vieux. On 
pourra faire ce qu'on voudra. 

Ils se regardèrent, lis étaient mornes. 

— On pourra faire rien du touti gémit le 
vieux. D'abord on peut pas profiter de ça... 

— C'est vrai. Et puis, c'est plus pareil. On 
lui en vei^t plus... Et puis... si y a plus de 
risques... 

— Naturellement, y aura plus de plaisir... 



— ¥ a pas à se faire de bile, dit>il, joyeux. Y 
a d'aut'B quartiers que le sien, pas? 

Kf,' ragaillardi, il saisit les poignées de la 
voiture. 



) 



LA DISPAHIT[ON 



Bourdin arriva vers la fin de l'après-midi* 
Dans la petite gare grise, perdue au milieu de 
la campagne, il descendit posément de son 
wagon. Il était de taille moyenne, et carré des 
épaules dans l'ample capote. Le casque très 
enfoncé coupait d'une ligne d'ombre son vi- 
sage rond, énergique et placide. 

Soudain, il y eut des cris, des acclamations, 
qu'accompagnait le roulement d'un tambour 
fatigué. Bourdin, stupéfait, s'arrêta sur le quai. 
Un groupe se précipitait vers lui. Il reconnut 
le maire, M. Lanvin, les adjoints, l'instituteur, 
quelques pompiers qui n'étaient pas partis, et le 
garde champêtre, en uniforme comme eux ; 
c'était lui qui battait du tambour. 



A 



Bourdin devint pourpre. 

— Pas de modestie, continua M. Lanvin. 
Nous savons ce que vous avez faitt nous avons 
lu vos citations, et vos concitoyens sont fiers 
de vous I... 

Il avait préparé un petit discours mais, dans 
l'émotion du moment, il ne s'en souvint plus 
bien et mélangea les périodes pompeuses des 
-éloges avec des souvenirs familiers sur l'en- 
fance de Bourdin, qu'il avait vu naître. 

Celui-ci semblait très gêné. La réception 
qu'on lui faisait le flattait beaucoup, mais il 
était timide et ne savait que répondre. 

— J'ai rien fait de bien extraordinaire, bal- 
butia-t-il. 

— Rien d'extraordinaire I... Qu'est-ce qu'il 
te faut, alors ! s'exclama M. Lanvin, revenant 
au lutoiement familier qu'il avait répudié 
d'abord pour plus de solennité. 

— Un héros qui a vingt fois risqué sa vie 
dans les missions les plus périlleuses... con- 
tinua-t-il en retrouvant le fil de son discours... 
Vous êtes sans parents, Bourdin, mais vous 



> 



en prenant le bras de Bourdin qu'il emmena, 
suivi d'un cortège triomphal. 

On suivait la roule entre les cultures. Il avait 
plu, des senteurs montaient de la terre et des 
plantes. Sous le ciel brouillé et doux les hori- 
zons se noyaient. Bourdin regardait cette cam 
pagne où il était né, où il avait grandi, qu'il 
n'avait quittée que pour être soldat et qu'au- 
cune autre pour lui ue pouvait égaler. Il aper- 
cevait ses champs à lui, là-bas, près de la ri- 
vière ; il aurait voulu aller les voir de près mais 
il n'osa pas. 

Il revit le village et, à quelques centaines de 
mètres, un peu isolée dans la campagne, sa 
maison. Il n'eut pas le loisir d'y rester long- 
temps et, à peine lavé et brossé, alla dîner 
chez M. Lanvin, où l'attendaient les notabi- 
lités. 

Le repas, excellent, se prolongea. Au dessert, 
M. Lanvin but à la santé de Bourdin, et puis 
lui demanda de raconter ses hauts faits. Bour- 



leur demander s'ils n'en auraient pas bientôt 
assez. Mais tous se passionnaient, le pressaieni 
de questions et échangeaient entre eux dos 
regards d'orgueil, comme s'ils eussent parliciiu- 
personnellement à sa bravoure. 

Bourdin, très tard, fut reconduit chez lui. 
Dès l'aube, le lendemain, des gamins station- 
naient devant sa porte, qui l'acclamèrenl 
quand il se montra. Il sortit : des femmes l'en- 
tourèrent, chaque commerçant l'invitait à 
entrer pour causer un peu. Ce jour-là, Bour- 
din déjeuna de midi à quatre heures chez le 
premier adjoint, et dîna, de sept heures à dix 
heures, chez l'autre adjoint. 

Le jour suivant fut pris par le propriétaiit: 
d un château voisin qui, ayant appris l'arrivcc 
de Bourdin, voulut absolument l'avoir chez lui. 
Li^, se trouvaient des messieurs et des dames. 



) 



même soir. Il n'avait pas vu Bourdin mais il 
avait appris son retour et venait, espérant le 
trouver là. Alors, où était Bourdin ? Le mystère 
devenait inquiétant. 

Dans la nuit close le vieux garde s'en alla. 
La maison de Bourdin était sur son chemin, il 
s'y arrêta et, pour se convaincre qu'elle élail 
vide, frappa à la porte trois coups espacés 
comme il le faisait jadis pour se faire recon- 
naître de son taciturne camarade. 

Après un moment, eo haut delà maison, une 
lucarne s'ouvrit et la léte de Bourdinse montra. 

— Eh ben, qu'est-ce que tu fais là-haut? cria 
le vieux, surpris. 

— Chutl... dit Bourdin, inspectant d'un re- 
gard les alentours, je vais t'ouvrir. 

— Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda avec 
étonncment le vieux, quand il se fut glissé par 
la porte entre-bâillée et aussitôt refermée. 

— Il n'y a rien, dit Bourdin placidement, 
tout en posant sur la table une discrète petite 
lampe. Je suis content de te voir. 

— Moi aussi, je peux le dire. Mais pourquoi 
donc que tu t'enfermes comme ça? On te 



et j*irai leur dire au revoir avant de repartir... 
Mais, vois-tu, ils ne m'ont pas laissé une mi- 
nute à moi... Alors je voulais être un peu tran- 
quille... Ici, c'est chez moi, j'ai des provisions, 
je suis bien... 

— Tu n'imagines pas, repril-il après un si- 
lence, depuis le commencement ils ont tous été 
après moi comme des enragés... Je ne savais . 
plus à qui entendre... Vrai, c'était pas une 
permission... 



I 



> 



A demi allongé sur les coussins moelleux de 
la somptueuse auto paternelle, Henri Dorel, 
fumaut une cigarette d'Orient (il n'était pas 
bien sûr de ne pas préférer maintenant le 
caporal), allait vers les Champs-Elysées. 

Il était arrivé le matin même. Ilavail embrassé 
son père avec une émotion d'autant plus vive 
que celui-ci, essentiellement digne et correct de 
coutume, pleurait lui>mëme sans vergogne, en 
répétant seulement: «Comme ta mère serait 
fière de toi si elle vivait... » 

Puis Henri Dorel, en retrouvant dans le luxe 
confortable du petit hôtel tous les détails de la 
richesse bien comprise, avait en même temps 
retrouvé les sensations et les impressions. 



1 autre existence a ou ii venait et vers laqneiie 
il retournerait dans quelques jours. Il avait 
revêtu l'uniforme neuf, d'une parfaite éléf^ancc, 
qui l'attendait; il avait déjeuné avec un appétit 
juvénile, accru par l'excellence du repas ; il 
avait accompagné son père, qui devait assister 
à une réunion, et maintenant, seul, il allait 
voir sa cousine Charlotte. Elle avait vingt-huit 
ans, elle était veuve et elle était très jolie- 
Henri Dorel se rappelait, avec une petite 
chaleur au cœur, certaines de leurs dernières 
conversations d'avant la guerre où elle avait 
bien voulu ne pas le traiter tout à îsâl comme 
un enfant sans importance. Il avait hâte 
d'arriver, dans le très grand espoir qu'elle serait 
seule. 

La voiture s'arrêta. Il descendit, évitant la 
boue avec soin. Mais, presque au même 
moment, se jeta dans ses jambes un gamin de 
six ans qui allait parmi les promeneurs en 
regardant derrière lui. 

— Prends donc garde, Julot ! dit une voix 
d'homme. — Excusez... Bon Dieu, c'est Dorel : 

— Bernard ! s'exclama le jeune homme. 



une ardeur obsUuée ; il avait, à son bras droll, 
une jeune femme blonde, assez pauvrement 
mise, d'aspect frêle et énergique^ qui poussait, 
de sa main libre, une voiture d'enfant ; une 
petite de quatre à cinq ans le tenait par un pan 
de sa capote et, d'un air gcave, traînait ses pieds 
dans la boue. Derrière, venait une vieille toute 
ridée, en bonnet et châle noir, avec deux autres 
enfants. Le gamin qui avait heurté Dore 
ouvrait la marche, à reculons, pour voir son 
père. 

— Par exemple ! Je peux dire que je suis 
content 1 

La face de Bernard s'était illuminée. Il avait 
lâché le bras de sa femme et serrait de toutes 
ses forces les mains du jeune homme. Les 
enfants, se poussant, les entouraient, le cou 
tendu. Dorel ne put s'empêcher de se dire 



) 



— C'est ma femme, reprit-il, et puis, c'est sa 
mère, et puis c'est les gosses ! Reculez-vous 
donc, marmaille, vous allez nous étouffer. 

— Ils sont tous à toi? demanda Dorel. 

— Non. Quatre seulement. Les deux autres 
sont à une voisine. La mère est malade, ajouta- 
t-il en baissant la voix, alors on les garde 
jusqu'à ce qu'elle sorte de l'hôpital... Mais 
vrai, quelle veine de se rencontrer comme ça ! 
Je ne peux pas dire ce que je suis content ! 

— Moi aussi, dit Dorel avec chaleur. 

— Ça fait longtemps depuis qu'on s'est vu, 
poursuivait Bernard. Attends voir... C'esl 
depuis avril... C'est là que tu as été blessé... Et 
moi qui ne te demande pas... mais je vois bien 
que tu ne te ressens plus de rien. 

— La jambe, rien du tout, et la figure... c'est 
fini aussi. 

11 montrait sur sa joue une cicatrice fine. 

— Juste ce qui faut pour que ça soit bien, dit 
avec admiration la vieille. 

— Tu es toujours dans l'Est ? demanda Dorel. 



que je suis pas là pour ça. Alors, comme c'est 
dimanche, on se promène... 

— Papa ! c'est mon tour ! Pose-le, Dédé ! 
Prends-moi ! piaula soudain la petite qui tenait 
le pan de la capote. 

Dédé, indigné de celte prétention, se cram- 
ponna plus fort et lança vers sa sœur un petit 
coup de pied qui n'atteignit personne. La mère 
les fit taire. Bernard continiiait : 

— Je peux dire que je t'ai regrelté, quand tu 
as été parti ! Dame, on était bons copains, nous 
deux! Du premier coup, on s'est bien entendu... 
Crois-tu, quand ta n'as plus été là, des fois où 
j'étais vraiment fatigué, où je dormais tout 
éveillé, autant dire, il m'est arrivé de te 
parler... Je ne savais plus, quoi... mais c'est 
pour dire que tu m'as manqué... 

— Je voulais toujours l'écrire, et puis... 

— Oui, on a la flemme et puis on n'a pas le 



'i 



tant, déclara Bernard- 

— Tu n'as rien à envier à personne I 
Dorel eut un mouvement d'épaules amical. 

— Vous ne vous doutez pas, Madame, con- 
tinua-t-il, en s'adressant gaiement à la jeunu 
femme, ce qu'il est pour sa section, votre raan, 
ce qu'il a été pour moi... 

— L'écoute pas, Amélie, interrompit Bernard . 
Si je lui ai donné' des petits conseils, dans les 
commencements, pour des détails, a'est-cc 
pas? ça n'a pas été bien malin, puisque j'étais 
là avant lui. Du reste, j'ai jamais eu besoin de 
rien lui dire deux fois. Et si on parle de bon 
type, en voilà un 1 Ce qu'il avait c'était à tout le 
monde: et du tabac, et du chocolat, et tout, 
pour les camarades qui ne recevaient rien. Je 
ne dis pas ça pour moi, ajouta-t-il aussitôt ; on 
ne m'a jamais laissé manquer de quoi que ce 
soit, même que ça n'a pas dû être toujours 
commode, hein, Amélie? 



— tA tu te rappelles le jour où il pleuvait 
tellement que le mur de terre de la tran- 
chée... 

Il s'interrompit. Le valet de pied de Dorel 
avait quitté l'auto, toujours arrêtée au bord du 
trottoir. 11 s'était approché et, immobile, cor- 
rect et digne, il attendait que son maître 
s'aperçût de sa présence. 

— Monsieur n'a pas dit si la voiture devait 



> 



reçu fit démarrer. 

Il y eut un silence. Bernard, qui avait toujouis 
son enfant sur le bras, regardait maintenant 
Dorel, et il s'apercevait de tout ce qu'il n'avail 
pas remarqué d'abord dans sa joie de la ren- 
contre. Il se souvint de mille détails auxquels il 
n'avait pas pris garde au temps où tous deux ris- 
quaient leur vie ensemble. Il comprit, fut gêni 
et, sans doute, souffrit, car ses traits et sa voix 
changèrent. 

— Je vous ai dérangé à vous retenir comme 
ça, dit-il, en s'efforçant de prendre un ton na- 
turel... On ne se rend pas toujours compte, 
n'est-ce pas ? Allons, les enfants, faut filer ' 
ajouta-t-il brusquement. 

— Vous ! Tu me dis vous, maintenant ? cria 
Dorel. 

Une émotion lui serra le cœur. Il se souvint 
de ce que Bernard, avec son courage calme, 



à côte. Il pensa aussi que, pour cet homme, le 
sacrifice était double, puisqu'il s'étendait jus- 
qu'aux épreuves et aux privations de ceux qu'il 
aimait. Il aurait voulu, par des mois, par un 
acte, combler la dislance soudaine jetée entre 
eux deux, qui, peut-être, ne se reverraient 
plus... 

Tout à coup une petite voix, déjà entendue, 
s'éleva. 

— Papa I c'est mon tour I Pose-le, Dédé ! 
Prends- moi ! 

Dorel tressaillit. Il eut une pensée désespérée 
vers Charlotte, mais tout s'effaçait pour lui 
devant l'obligation du moment. 

— Viens, c'est moi qui vais te porter ! 

Et, en se penchant vers la petite, il demanda 
simplement à Bernard : 

— Ça ne te dérange pas, qu'on fasse un tour 
ensemble ? 

— Monsieur, vous n'y pensez pas? Elle va 
vous salir ! criait la jeune femme suffoquée. 
Voyons, Anna 1... 



DANS LES DÉCOMBRES 



Depuis des mois et surtout depuis ces der- 
nières semaines où, en convalescence d'une 
blessure grave, il avait été libre de songer à 
loisir, Edouard Foulloy s'était plu à imaginer 
sous des formes diverses l'intrigue que révélait 
sa trouvaille. Finalement, son goût pour le 
romanesque et l'inattendu l'avaient décidé à la 
démarche qu'il faisait. 

Dans une rue tranquille d'Auteuil, c'était un 
grand pavillon au milieu d'un jardin. 

Edouard Foulloy sonna et demanda M. de 
Blaye. 11 avait préparé un motif plausible pour 
expliquer sa visite, mais la servante répondit 
que M. de Blaye n'était pas venu en permission 
depuis deux mois. 



— On vous a dit quemon mari n'étaitpas ici, 
dit-elte sans trop regarder son visiteur. Si c'est 
pour une question de service... 

— C'est à madame de Blaye elle-même que 
j'ai l'honneur de parler? 

— Oui ; de quoi s'agil-il ? Peut-être êtes- 
vous un permissionnaire sans fomille ? de- 
manda-l-elle avec bienveillance. Dans ce cas, 
en effet, mon œuvre... 

Edouard Foulloy devint très rouge. 

— Permettez-moi de me présenter. Madame, 
dit-il avec une politesse cérémonieuse. Je me 
nomme Edouard Foulloy ; je suis, ou plolôt 
j'étais, étudiant en droit, je préparais mon 
doctorat... Ma famille habite Paris et ma dé- 
marche... 

Il s'interrompit et devint confldenliel. 

— Sommes-nous seuls, Madame ? 
Elle eut l'air étonnée et recula un peu. 



perdu et repris définitivement le village d'Or- 
chères, où se trouve La Verdière. 

— ^^Âhloui, notre maison de campagne, dit 
la jeune femme. II n'en reste pas grand chose, 
n'est-ce pas ? 

— Malheureusement c'est la vérité. Madame ; 
mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ou plutôt 
cette destruction n'est sans doute pour vous 
qu'un incident insignifiant auprès de l'angoisse 
que vous cause le sort de ce que vous y avez 
laissé... 

La jeune femme ouvrit de grands yeux stu< 
péfaits. 

— Ce que j'y ai laissé ? Mon angoisse ? Que 
voulez-vous dire ? 

— Dans le bombardement, votre maison a 
beaucoup souffert. Les meubles du premiei- 
sont, par le plancher effondré, tombés au 
rez-de-chaussée. Quand nous sommes rentrés, 
victorieux, dans Orchères, j'ai été, avec la sec- 
tion où je suis sergent, occuper La Verdière. 
C'est alors que j'ai fait la découverte dont je 



^ 



que joncnaieni ics meuuies en morceaux, ii y 
avait, épars, de nombreux papiers, parmi les- 
quels se trouvaient des enveloppes de lettres et 
des cartes de visite. C'est ainsi que j'ai su 
votre nom et votre adresse. Et il y avaitaussi, 
au milieu des décombres, bien en vue, et 
sorti sans doute de quelque tiroir secret éven- 
tré, ce paquet de lettres que je vous rap- 
porte. 

Il présentait à la jeune femme, après les avoir 
dépaquetées, une liasse de lettres nouées par 
une faveur. La faveur était sans couleur et la 
lettre du dessus presque illisible, tant elles 
étaient maculées. 

— Je suis peut-être ridiculement roma- 
nesque, continua-t-il, mais, lorsque j'ai vu ces 
pauvres lettres gisantes au milieu desruines,je 
n'ai pu m'empécher de les ramasser. J'ai jeté 
les yeux sur la première. L'encre violette eu 
est à demi effacée par ta pluie qui tombait du 
toit crevé; mais, sur cette feuille extérieure, 
j'en ai pu lire assez pour me convaincre que ce 
sont là des lettres d'amour et d'amour caché. 
Je n'ai pas cru devoir les laisser là. Elles ne 
m'ont pas quitté depuis. Personne autre que 



— Pas à vous?... 

— Non, Monsieur I Si elles étaient à moi, 
elles seraient de mon mari et ce n'est pas là 
son écriture, si peu que j'en voie. Du reste, 
je n'ai laissé aucune lettre de lui à La Ver- 
dière. 

— Madame, vous pouvez être assurée de ma 



que ce diminutif tendre par quoi commence la 
première. 

Il se tourna pour prendre les lettres, La 
vieille dame, passant près de lui sans hâte, les 
avait saisies sur la table. 

— Il suffirait sans doute de voir les dates, 
s'il y en a, dit-elle, en entrouvrant le haut du 
paquet, avec, à peine une ombre de curiosité 
sur son visage paisible. — Tenez, voyez ; 
27 juin 1883 ; ces lettres sont très anciennes et 
c'est le temps plus encore que la pluie qui ena 
blanchi l'encre. Qui sait d'où elles pro- 
viennent? Qui sait quel est celui qui les a 
écrites? Qui sait quelle est la femme qui les a 
reçues ? Peut-être était-elle libre ? Peut-être 
était-elle veuve ? Peut-être n'a-t-elle pu se rema- 
rier à cause d'un enfant ombrageux et jaloux 
qui en aurait trop souffert et n'a-t-elle pas eu 
pourtant le courage de sacrifier son amour?... 
Peut-être... Mais tout cela nous importe peu, 
n'est-ce pas ? Cela nous est étranger, et c'est si 
lointain... Ne gâchons pas votre discrétion, 
Monsieur. Ces pauvres lettres, arrachées après 



que rien vint troubler rapaisement de son 
visage. 



Depuis une semaine, l'appartement de la 
rue de Maubeuge était en branle-bas. M"' Bulle 
attendait son filleul, un soldat nommé Jules 
MaiUe. 

Ce jour-là» dans la salle à manger, M"^ Bulle 
entra, comme midi sonnait. C'était une per- 
sonne forte et de haute taille. Avec une activité 
débordante, elle gouvernait son mari et ses 
deux filles, Pauline et Germaine. Celles-ci lui 
ressemblaient autant que deux jeunes per- 
sonnes sveltes, de quinze et dix-sept ans, 
peuvent ressembler à une grosse dame qui en 
a quarante-cinq. M. Bulle était un petit homme 
sec, un peu chauve, un peu jaune, et qui aurait 
voiilu être majestueux et qu'on ne s'aperçoive 



é 



manger, M"* Bulle. 

— C'esl fini ! annonça-t-elle. Tout est prél : 
La chambre du sixième est arrangée. Moi. 
filleul y couchera. Mais, qu'est-ce que CIO- 
mence attend pour servir?... 

M"' Bulle frappa un coup sec sur un timbiL-. 

— As-tu pensé aux cigares? reprit-elle, lu 
se tournant vers son mari. 

Il prit un air important et passa la main su: 
sa courte barbe grise. 

— Sans doute, sans doute, chère amie, j";ii 
choisi moi-même... 

Comme d'habitude, elle lui coupa la pa- 
role. 

— Laisse donc ta barbe, cela m'agace I l'.l 
surtout, qu'on n'oublie pas mes recommand.t 
lions : quand mon filleul sera là, il faut le 
mettre à son aise. C'est un garçon très simple, 
un ouvrier mineur des pays envahis. Il f;iui 
qu'il se sente chez lui. Il faut le familiarisLi- 
avec nous tout de suite. 

Un coup de sonnette l'interrompit, et, au 
bout d'un instant, la bonne survint. 

— Madame, c'est un soldat. 



) 



— Bonjour, mon filleul ! Comme je suis con- 
tente de vous voir 1 Vous arrivez à point, vous 
allez déjeuner avec nous ! Non, non, je ne veux 
rien entendre ! Vous n'avez pas déjeuné I Ger- 
maine, Pauline, voyons, prenez son paquet, 
son casque, débarrassez -le ! Clémence, mettez 
un couvert, là, à ma droile ! 

Elle se pencha vers la bonne et, baissant la 
voix : 

— Ouvrez la boite de poulet en gelée. 
Faites une omelette au rhum. Apportez le vin 
vieux. 

— Et vous avez fait bon voyage? reprit-elle 
tout haut, en se retournant vers le soldai, si 
vivement qu'il tressaillit. 

C'était un garçon de vingt-cinq à vingt-six 
ans, à l'air robuste, avec une tête ronde, aux 
cheveux blonds coupés ras, des yeux clairs, un 
nez en trompette et des joues criblées de 
taches de rousseur. Sa capote était sale et ses 
brodequins boueux. 11 restait debout, imn:obile, 



) 



M"* Bulle l'interrompit. 

— Pas du tout ! Vous êtes très bien ! Au con- 
traire ; c'est la tenue des braves ! Asseyez-vous 
là. Alors, vous voilà enfin... Je suis bien con- 
tente 1 Prenezdu saucisson. Mon ami, verse-lui 
donc du vin ! 

— Excusez, recommença le soldat, faut que 
je vous dise... 

— Tout à l'heure, déjeunez d'abord ! 
ordonna gaiement M"* Bulle. Etes-vous bien 
assis?... Mais vous ne mangez pas! Voyons, 
Clémence, et les biftecks... Qu'ils ne soient pas 
comme de la semelle, surtout 1 

Elle gourmandait la bonne, rappelait à 
l'ordre, des yeux, son mari et ses filles, entas- 
sait des victuailles sur l'assiette du soldat qui 
y touchait à peine, mangeait elle-même avec 
un excellent appétit pour l'encourager, le tout 
sans cesser de parler avec une volubilité crois- 
sante et hospitalière. 

— Vous avez six jours, n'est-ce pas? Eli 
bien 1 pendant ces six jours, on va s'occuper 
de vous distraire. Non, ne me répondez pas. 



— Votre blessure, c'est du mois de juin ? di- 



écrire de rhôpital. Vous n'y 6(es pas resté long- 
temps,.. Vous avez été bien soigné, n'est ce 
pas? Et puis, vous êtes si courageux... Du reste, 
déjà dans la vie civile, vous faisiez un métier 
si dur, si périlleux... Non, non, ne protestez 
pas... Eire mineur, vivre à des kilomètres sous 
Icrre, c'est effrayant 1... Moi, je ne pourrais 
pas... Mais, dites-moi donc, dans le» tran- 
chées... 

Elle continua, posant question sur question, 
sans attendre de réponse, se désolant devoir 
que son filleul semblait mal à l'aise et redou- 
blant d'etîorts pour le familiariser. Ses filles, 
après un ou deux essais de conversation, im- 
médiatement bloqués par leur mère, se tai- 
saient. M. Bulle, fort vexé depuis qu'on lui avait 
publiquement dit qu'il était jaune, gardait le 
silence et se contentait de relnplir le verre du 
soldat qui, lui-même, n'osait plus essayer de 
placer un mot. 

La bonne apporta le dessert. M. Bulle dé- 
lioiiclia nue bouteille de vin vieux. A ce mo- 
ment, M'"-" Bulle achevait Icxtraclion difficile 
d'un aiiunas de sa boftc et l'nllention qu'elle y 



pas lieu, il continua : 

— Ça ne se peut pas, parce que Maille, c'est 
pas moi. Je ne suis pas le filleul. 

Il y eut un silence de stupeur. 

— Comment cela ? balbutia M"" Bulle ahu- 
rie. 

Mais, sans la regarder et en s'adressant exclu- 
sivement à M. Bulle, comme si celui-ci l'intinii- 
dait moins, le soldat poursuivit : 

— Je ne suis pas Maille. Je ne suis pas mi- 
neur. Je ne suis pas le filleul. Moi, c'est Biernu, 
Edmond, cultivateur. Maille, c'est un cama- 
rade. Il n'a pas pu venir. Il a mal au pied. Nous 



venir. Alors, j'ai essayé de prévenir cette dame 
(il eut un geste du pouce par-dessus son épaule, 
pour montrer M"' Bulle). Depuis toulà l'heure 
j'ai essayé. C'est pas juste que je prenne la place 
de Maille, qu'est le Olleul. 

Il s'arrêta, manifestement satisfait d'avoir 
enfin réussi à éclaircir la situation. M. Bulle se 
tirait la barbe. La jeune Pauline sortit de la 
pièce, ne pouvant résister au rire déplacé et 
convulsif qui la suffoquait. 

M'"' Bulle fil un effort énorme sur elle- 
même. 

— Qu'est-ce que cela fait ? dit-elle, du ton le 
plus naturel qu'elle put. L'un n'empêche pas 
l'autre. Restez avec nous, cela nous fera grand 
plaisir. 

— Merci beaucoup, dit Biernu, mais cane se 
peut pas. On m'attend. C'est la comtesse de 
Porchccroix. C'est rue de Varenne. Porche- 
croix, c'est mon sergent. J'y suis déjà allé à ma 
convalescence. Alors, j'ai promis pour mainte- 
nant... 

— Passez la journée avec nous, propcsa 
M. Bulle. Vousirez demain seulement. 



qu'on me prenne mon filleul, quand il vien- 
dra ! 

Biernu avait repris son casque et son paquet. 
Il leva les yeux sur M""* Bulle, hésita, et un sou- 
rire éclaira son visage. 

— Je le verrai Maille, là-bas, avant qu'il 
vienne ici, dit-il. Je lui dirai comme on est bien 
chez vous... C'est une veine qu'il a, de vous 
avoir comme marraine ! 

Il s'en alla. 

M°* Bulle s'était ressaisie. Elle regarda d'un 
air de défi son mari et sa fille aînée. 

— Pauvre garçon ! prononça-t-elle avec au- 
torité, comme il aurait voulu rester ici ! 



à 



1 



EMILIE 



M<" Lanvin, installée à un petit guéridon, 
goûtait avec du malaga et des gâteaux. Sou- 
dain, elle leva les yeux. Une petite pauvresse 
collait son visage à la vitre de la pâtisserie. 

M" Lanvin, veuve depuis des années, riclie 
et sans enfants, était devenue d'un égoîsme 
tranquille, mais elle avait de la sensibilité. Dans 
le regard qui la fixait, elle crut lire la souffrance 
et la faim. La scène la frappa fortement. Elle 
cul presque honte du chou à la crème où elle 
mordait. Elle choisit un pudding nourrissant et 
le fît porter à l'enfant. Rassérénée, elle acheva 
de goûter et sortit. 

— Merci, Madame, dit une voix timide. 

C'était la petite pauvresse, une enfant de 



1 



M."" Lanvin fut émue, elle fouilla dans son 
sac et en tira un franc. 

— Pauvre petite... Tiens, voilà pour lui... 

Elle s'éloigna en hâte. 11 était tard et elle dî- 
nait en ville. 

Le souvenir de l'eafant la poursuivit. Le soir, 
cliez ses amis, elle en fit un portrait émouvant, 
et deux jours après, quand elle retourna goûter 
à la pâtisserie, ellese demanda si elle la retrou- 
verait. 

Elle la vit enefTet, plus minable encore, tran- 
sie par le vent aigre. Cette fois. M"* Lanvin lui 
posa diverses questions, mais l'enfant répondit 
à peine, avec des réticences et des effarements. 
Pourtant, elle laissa échapper son nom, Emilie 
Beloy, et son adresse, dans le quartier du Jar- 
din-des-Plantes, mais elle parut regretlci 
d'avoir parlé et resta tremblante. 



elle, boulevard Saint-Germain. 

L'enfant arriva le lendemain. M"* Lanviii, 
dont l'imagination avait marché et dont la 
curiosité avait grandi, )a fit goûter et l'inter- 
rogea de façon pressante. 

— Voyons, mon enfant, il y a des choses que 
tu ne dis pas... J'en suis sûre... J'ai un instinct 
infaillible... Parle ! Avec qui vis-tu? Avec ta 
mère? 

^Oui. II y a aussi le grand-père... 

— On te traite bien? On ne te bat pas ? 
La petite baissa la tête. 

— Faut que je rapporte de l'argent. Vingt 
souspar jour au moins... 

— Quelle horreur !... — M™' Lanvin avait 
tout compris. — On t'enToie mendier et quand 
tu ne rapportes rien, on te roue de coups, on 
te prive de nourriture, n'est-ce pas ? 

La figure de l'enfant se crispa comme si elle 
allait pleurer. M"' Lanvin continuait : 

— ^ Mon Dieu, mon Dieu, quelle horreur ! 
Quand on lit de telles choses dans des romans, 



d\ 



uerai, je te ferai manger... Dis-moi : Ton pcli' 
frère est-il bien traité ? 

— Ben, luit il est petit... 

— C'est cela ! On le préfère I C'est toi I;. 
souffre-douleur 1... 

M*"* Lanrin poursuivit ses questions. L'enfnni 
répondait par monosyllabes ou ne répondiiil 
pas du tout, mais toute une histoire lamentalilc 
se dessinait. Le grand-père était, si possible, 
plus impitoyable encore que la mère. Il s'eni- 
vrait et battait Emilie, lui interdisait de man<<c[ 
lorsqu'elle n'avait recueilli qu'une somme iti- 
suffisante. Cette enfant, intelligente et délicate, 
était la victime des plus affreux traitemenl.s. 
M."" Lanvin, frémissante, arracha tous ces di;- 
tails bribe par bribe, ce jour-là et les jours sui 
vants. La petite venait chaque tantôt, goûI:iil. 
recevaïtvtngt sous et racontait^ ou plutôt répnji- 
dait, généralement par des silences et quelque- 
fois par des larmes, aux questions de sa bien Tai- 
trice.Toute une tragédie de misèreet decruatili' 
traversait la vie quiète et oisive de M.""" Lanvin 
qui, révoltée et passionnée, attendait les visites 
de l'enfant avec une impatience fébrile. 



Elle était résolue à faire son devoir. Les 
supplications de la petite ne l'en dissuadèrent 
pas. 

Le lendemain, au quatrième étage d'une 
maison plus sordide que tout ce qu'elle avait 
jamais soupçonné. M"" Lanvin, qui s'était, par 
prudence, fait accompagner de sa cuisinière 
qu'elle laissa sur le palier, entra chez la mère 
d'Emilie. Dans une grande pièce nue et man- 
sardée, qui était coupée à Rauteur d'homme 
par la cloison d'un cabinet vitré, une femme 



la main plutôt que te donner une pictienette... 

— Emilie, mon enfant, qu'est-ce que cela 
veut dire ? cria M"' Lanvin, tM-rifiée par 
l'accent de sincéritédu vieux, 

La petite haussa les épaules. 

— Ça veut dire que c'était des blagues ce que 
je vous ai raconté. Fallait bien vous intéresser... 
Vous m'auriez-t-y donné les vingt sous par jour 
sans ça ? Du reste, c'est vous qui avez tout in- 
venté. Vous parliez, vous parliez... j'avais qu'à 
ne pas dire non... Ce qui n'est pas de la blague, 
c'est que si je rapportais rien, on mangeait 
pas ; maman n'a pas d'ouvrage et grand-père y 
peut plus travailler... Je voulais qu'on vous 
laisse croire l'histoire, mais y a pas eu moyen 
qu'y se taise !... 

— Par exemple... par exemple... — M"" Lan- 
vin suffoquait.— Et... et le petit malade? 

— Y joue dans la rue, dit le vieux. Y va 
comme un pont neuf dès qu'il a de quoi man- 
ger... Ce qu'est vrai, ma bonne dame, voyez- 



à 



sants, nous autres, on sen renaoïeacompte, 
allez I On n'est pas réfugiés, on n'est pas paren t ~ 
de prisonniers, on n'a même personne à hi 
guerre. Le mari de ma fille est mort y a cinq 
ans. On n'est rien. Depuis la guerre, c'est pas 
pire qu'avant, pour nous, ça c'est vrail On 
continue à crever de faim I 

— Je... je vous aiderai quand même... gémit 
M'^'Lanvin, qui ne se remettait pas. Mais cetic 
comédie... cette comédie... 

— Ben quoi, protesta le vieux, vous regrettez 
tout de même pas qu'on l'ail pas martyris^-e, 
Emilie?... 



> 



M. Laloir descendit à huit heures moins cinq 
du métro de Passy et entra à huit heures pré- 
cises chez M. Marbel. 

II y dînait toUs les quinze jours et ces invita- 
tions étaient une de ses plus grandes satisfac- 
tions : il aimait la bonne cuisine, les bons vins 
et les installations bien comprises, toutes 
choses que l'état actuel de sa fortune ne lui per- 
mettait pas de s'offrir, et qu'il trouvait chez 
M. Marbel, célibataire de cinquante-cinq ans, 
riche, plein d'expérience, d'égolsme et de bien- 
veillance, qui recevait à la perfection, toutes 
les semaines, un petit nombre d'intimes. 

En entrant dans le salon, M. Laloir vit qu'il 
y avait, en dehors de lui, quatre invités. 



semblable courroux. Jadis ils avaient été amis 
ntimes, mais, aux portes d'une petite ville du 
nord-est, ils possédaient des propriétés conti- 
guëa où Us passaient six mois de l'année en 
temps habituel. A propos de droits réciproques 
une haine farouche était née entre eux, avait 
grandi, surexcitée par les mauvais procédés, 
les injures répétées et les phases exaspérantes 
d'un interminable procès. 

Sans paraître s'apercevoir de leur fnreur 
contenue, M. Marbel, adossant toujours à In 
cheminée sa stature imposante, les regardait 
avec bienveillance. 

— Si nous passions à table, dit-il. 



nous n avons pas eu oc quatrième pour noire 
bridge, et je n'aime pas les nouveaux visages... 
Il faut en finir avec celle histoire qui, j'en suis 
sûr, n'a aucune importance... Et puis, voyons, 
en des temps comme ceux-ci... d'anciens 
amis... des voisins qui devraient se trouver uni» 
en face de l'épreuve... Pour des bêtises... pour 
des futilités... 
M. Plastin ricana de nouveau : 

— Des futilités!... 

— Des années d'injures I d'insultes ! de déri- 
sion t cria, avec .indignation, M. Laloir. 

— Des procédés de malfaiteur ! 

— Un procès conduit selon les stratagèmes 
de la plus misérable chicane... 

M. Marbel eut'un geste pour tes apaiser. 

— Je vous en prie... Voyons, mes chcis 
amis, ne peut-on vous réconcilier?... Sacrifiez 
quelques rancunes mutuelles, quelques froisse- 
ments... Entre vous, je suis sûr qu'il n'y a rien 
de grave... 

— Il y. a le mur I gronda M. Laloir. 
■ — C'est faux ! siffla M. Plastin. 

— Le mur de ce monsieur empiète d'au 
moins un mètre sur ma propriété. J'ai re- 
trouvé les anciens plans. J'ai d'abord essay*^ 



arbres qui... 

— Si le mur était à sa place... 

— Il y est, Monsieur ! 

Les deux hommes s'étaient dressés, face à 
face, dans une fureur qu'aucune considération 
ne pouvait plus modérer. 

M. Marbel s'interposa. 

— Un instant, dit-il. Je vous ai priés devenir 
tous deux ce soir à cause de la présence de mon 
neveu Georges, que j'ai eu le plaisir de vous 
présenter tout à l'heure. 11 est officier, comme 
vous le savez et justement il a, voici quelque 
temps, pris part à des combats qui ont eu lieu à 
Lermay...C'estlàoù se trouvent vos propriétés, 
n'est-ce- pas t Vous n'avez pas eu de renseigne- 
ments récents? 

— ^Non, dit M. Laloir. 

— Non, dit M. Plastin. 

Tous deux s'étaient tournés vers l'officier qui 
les regardait avec une sorte de curiosité. 

— Eh bien ? demandérenl-îl ensemble. 

— Eh bien, messieurs, je suis fâché de vous 
le dire, mais si mes souvenirs sont bien exacts. 






le iiiiuii I cuiui ue m inuisun sans ueiveucre i u 
droite du mur? 

— Je ne sais pas, dit l'officier. Tout est bou- 
levcis(ï, je vous dis, et il n'y a plus qu'un seul 
jardin parce qu'il n'y a plus de mur du tout. 

— Il n'y a plus de mur... prononça lente 
ment M. Plastin. 

— Non, le bombardement l'a mis enmiettes. 
Il n'y en a plus traces... On s'est battu ferme, 
je vous assure... 

Il n'en dit pas plus. Les deux hommes se 
regardaient, béants. 11 semblait que leur haine 
se soit, avec le mur, licrouléc. Chacun d'eux, à 
n'être pas seul éprouvé, sentait pour l'autre 
une confuse sympathie ; l'acre consolation 



— Il y était 1 dit M. Plastin en froaçant les 
sourcils. 

De nouveau ils se mesuraient du regard. 

— Non, non, ne recommencez pas à vous 
disputer... Vous aurez le temps plus tard... si 
cela vous amuse encore, dit M. Marbel en les 
poussant vers la table de bridge. ^ ! 



ê 



t 



veut te parler! 

Un vieux^ occupé à revêtir une blouse dépe- 
naillée, tourna une face eSarée. embroussaillée 
de poils gris. 

— Quoi qu'y me veut, l'patron? 

— Viens avec moi, tu le sauras. 
Le vieux le suivit, alarmé. 

— Y va pas me renvoyer, au moins? Sûr, on 
lui aura encore raconté des choses... Si c'est 
pas une honte, faire des misères à un pauv' 
vieux de soixante-huit ans... 

— Blague donc pas. Tas que soixante-trois 



> 



m'en conter... 

— Justement, gémit le vieux. J'ai qne toi 
d'ami... Alors, tu me défendras, mon Bigot.. ■ 
Sans ça... 

— Sûr, dit Bigot, nulle part tu trouveras à 
être payé pour ne rien faire, et qu'on te garde 
malgré que tu sols sale et soiflard comme per- 
sonne. 

Le vieux s'arrêta pour larmoyer. 

— Je suis un pauv' vieux ! Faut pas qu'on ou- 
blie ça ! C'est-y ma faute si j'ai pas le cœur à 
faire toilette et si, de temps en temps, y me faut 
une goutte pour me remonter?... 

— Tais-toi donc, tu coursaprès tout le monde 
pour te faire payer à boire. Tu ne fiches plus 
rien... Tu as des ardoises partout.,. 

— C'est vr&i. J'sais plus par où passer pour 
venir à l'afelier. Si tu crois que c'est une vie. 
acheva le vieux, tra^que. 

Us étaient arrivés à ta porte du bureau. Bigot 
frappa et fit entrer le père Leroul qui, voûté, 
tremblotant, les yeux baissés, semblait prêt à 
défaillir. A sa stupeur, la voix qui l'interpella 
fut bienveillante. 



fier d'avoir chez moi son parent, très fier. C'est 
un honneur pour tout l'atelier... J'ai tenu à 
vona le dire... Une poignée de main, père Le- 
roul, et permettez-moi... 

Dans la poignée de main, le père Leroul re- 
çut un hillet plié. II halbutia quelques mots et 
fut emmené par Bigot. 

— Hein, mon vieux, tu ne t'attendais pas à 
ça I dît celui-ci. J'ai voulu te laisser la surprise. 



bien tout de même, pas?... Et t'as entendu ce 
qu'il a dit, le patron : Ça me fait honneur et on 
estfîerde m'avoir à l'atelier... 

Le front haut, il rentra parmi les ouvriers. 
Bigot fit venir du vin blanc. Le père Lerou', 
entouré d'un respect inhahiluel, but avec di- 
gnité à la santé de son petit-fils. Il ne songeait 
plus à larmoyer. 11 attendait le soir avec imp;i- 
tience afin de voir quelle forme prendrait, choz 
le marchand de vins où il mangeait ainsi que, 
dans la maison où il habitait, l'admiration et In 
curiosité. 

Le résultat dépassa son attente. Il fut entourù. 



— Oui. Autre chose.j'aime mieux pas en avoir 
(Iii tout que d'en avoir qu'un petit peu. 

Bigot se mit à rire. 

— Eh bien, prends-en benucoup... 

— Ça ne se peut plus... 

— Qu'est-ce qui t'est arrivé? El puis, dis 
donc... J'ai vu la feuille de l'atelier. Voilà que tu 



j 



avaii onze visiteurs, aont irois aames et un 
officier. L'huissier, en habit noir, impassible 
et correct, avait classé méthodiquement leurs 
fiches. M. Bernage n'était pas rentré encore. 

La pièce sévère, à demi sombre, au luxe im- 
personnel, semblait un îlot de silence déprimé 
où parvenait à peine le bourdonnement indis- 
tinct de l'immense maison de commerce, im- 
portante comme une grande administration, et 
qui remplissait tout le vaste immeuble de l'ac- 
tivité puissante de ses alïaires. 

Il y eut un appel de téléphone. L'huissier 
s'absenta, revint dans le salon d'attente et, 
très digne, annonça que M. Bernage était retenu 



> 



sauf une vieille dame résolue et ud pauvre 
hère résigné, s'en allèrent. 

L'officier sortit le dernier. C'était un homme 
d'une trentaine d'années, brun, bien découplé, 
au visage hâlé et aux yeux assurés. Une cica- 
trice, récente encore, coupait sa tempe gauche ; 
une brochette de rubans mettait une courte 
raie rouge, jaune verte et brune sur sa vareuse 
bleu dair. 

Lentement, et comme s'il hésitait sur ce 
qu'il voulait faire, 11 traversa la cour et gagna 
la rue. 

Ses yeux tombèrent sur un soldat qui ve- 
nait en sens inverse. Il eut un mouvement de 
surprise. 

— Vergan t s'exclama-t-il. 

Le soldat, un Jeune homme de vingt-deux 
ans, aux traits fins, à l'air intelligent et déddé, 
leva la tête. Son visage s'éclaira. 

— Mon lieutenant 1... Ah I mais pardon... 
mon capitaine... 

— Oui, j'ai été promu il y a deux mois. Je 
' suis content de vous rencontrer, Vergan. Quand 



Le jeune homme avait parlé avec la sponta- 
néité d'un enthousiasme sincère, plein d'admi- 
ration et d'aftection. 

Un an avant, en arrivant au front, il avait 
été sous ]es ordres de Robert Mareil, alors 
lieutenant, et dont l'inlassable énergie, ta bra- 
voure à toute épreuve, l'initiative toujours 
heureuse et la franche et juste cordialité fai- 
saient un chef incomparable qui était adoré de 
ses soldats et pouvait tout obtenir d'eux. 

Mareil parut content mais interrompit Ver- 
gan. 

— Laissez donc. Quand on a des soldats 
comme vous autres... Enfin, si mes hommes 
ont bonne opinion de moi, j'en suis heureux. 
Et vous, Yergan, vous êtes un excellent soldat, 
brave, actif, débrouillard, et aussi un garçon 
bien élevé, instruit, ce qui ne gâte rien... 
J'avais plaisir à causer avec vous. Alors, vous 
voilà à Paris... En permission?... 



^ 



Ê^ 



J'ai été blessé, il y a trois mois, et maintenant 
j'ai trente jours. 

— Et votre famille habite Paris, il me 
semble... N'étes-vous pas étudiant en droit? 

Le jeune homme eut un mouvement d'é- 
paules. 

— Oui, je t'étais avant la guerre. Mais actuel- 
lement, je vous avoue, mon capitaine, que les 
éludes de droit ne m'intéressent pas beaucoup. 
Du reste, cela ne m'a jamais passionné. Pour 
ce que j'en ferai plus tard !... Et vous vous pro- 
menez dans ce quartier-ci, mon capitaine ? 
ajouta-t-il, après un silence. 

— Ma foi non, je ne me promène pas, dit l'of- 
ficier. Voyez vous, Vergan, j'étais venu faire 
une visite de raison... Mais je n'ai trouvé per- 
sonne et je dois y retourner dans deux heures. 
Je voudrais voir mon patron. Mais oui. Je ne 
suis pas, comme vous, un fils de famille, Ver- 
gan. Avant la guerre, j'étais employé... Là... 

Il désignait, à trente pas d'eux, l'immense 
maison de commerce. 

— Dans la maison Bernage ? dit Vergan. 

— Oui. Tenez, prenez donc une cigarette. Je 
vous raconte mes affaires, vous voyez. Mais je 



Vous comprenez, mon patron, M. Bernage, 
savait à peine, sans doute, que j'étais dans ses 
bureaux. Il a tant de monde, qu'avec la meil- 
leure bonne volonté... Tandis qu'en venant le 
voir maintenant, cela me rappellera à lui. Je 
n'ai pas de chance de ne pas l'avoir trouvé, 
mais je vais y retourner tout à l'heure, et 
demain, si c'est nécessaire. Ce n'est pas facile 
de le rencontrer, M. Bernage. Il est tellement 
occupé... 

Dans la voix de Mareil, devenue sérieuse, im- 
perceptiblement émue même, se marquait l'im- 
pression causée par l'évocation du patron tout- 
puissant, 

— Dame, vous comprenez, Vergan, poursuivit- 
il en frappant sur l'épaule du jeune homme et 



Ê^ 



dissait. Il savait ce que, tà-bas,Mareil était pour |l 
ses hommes. Il savait ce qu'il avait été pour || 



lui. Il était stupéfait et profondément remué en 

( 



se disant que celui qui, là-bas, aux heures de || 



1 



danger, aux heures de soufirance, aux heure: 
de fatigue, était l'appui, et la confiance de 
tous, avait, au milieu'de sa tâche de chef, cette 
préoccupation intérieure de la vie quotidienne, 
au retour, pour lui et les siens. 

— Mon capitaine, dit-il entin d'une voix un 
peu tremblante, je vous remercie de la sympa- 
thie que votre confiance me témoigne. Je crois 
pouvoir vous affirmer que vous retrouverez, 
après la guerre, dans la maison Bernage, une 
situation plus digne de vous... 

■ Mon brave Vergan, s'exclama Mareil en 1 

t 



: 



Un silence tomba entre eux, où il y avait la 
gène de ce hasard ambigu qui, en deux cases 
distinctes de leur vie, donnait à chacun d'eux 
toute autorité surl'autre. 

— Au revoir. . . (Mareil se retint avec peine de 
dire o monsieur ».) Au revoir, Vergan. 

— Au revoir, mon capitaine, dit respeclueu- 
sèment le jeune homme. 



f 



1 



Celles qdi les attendent ; 

Jalousie 1 ' 

L'Orphelin 17 

A Travers la Rue 81 

Le MédaillOQ 39 

Le Décor 53 

En Chemia 63 

Egoïsme 71 

Le Portrait 79 

L'Inconnue 87 

Dans la Campagne . . . ■ 93 

Les isolés : 

Madame Hélène. 103 

Joseph Davot 117 

La Lectrice 125 

L'Enfant 133 

Monsieur Piédunois 141 

Le Confident 131 

L'Explication 159 

Les Combattants 167 



Autres récits : 

La Poupée 189 

Doudou lO'j 

La Sympathie 220 

Les Tranchard 2-''.v 

La Disparition 2'i5 

Les Liens 253 

Dans les Décombres 2C3 

Le Filleul 271 

Emilie 281 

Le Mur 289 

Célébrité 207 

Après \ii,r. 



/ 



SAINT-AIUND (CBBt). — IMFKIMZUE lUSSliitE.